Le livre arrivé là sur la tablette bricolée derrière la planche de mon oreiller, d'où vient-il de si loin ? Il a fait la guerre de Troie ou ne l'a pas faite ? Il y était, sans doute mais d'où venait-il déjà, trempé des mers, échoué, resurgi du havresac d'un marin, taché des vieilles vagues, séché, un peu grignoté des tranches, le voilà survivant, bourru de ses guerres, tassé dans sa vieille couverture défraîchie usée, à rouler piaulant rabougri grognotant tiédissant gloussant son doux murmure entre mes mains. Livre sac doré vert pâle bleu amande que j'écoute avec ravissement. J'y entends tout ce que je sais m'être préparé à entendre, le déferlement guerrier de mes vieux, courageux qui me rapportent leurs houseaux boueux, leur timbale cabossée, leur capote élimée rapiécée à la corde, la même qui servait naguère à mon grand-père et que ma mère débita en pèlerines pour ma sœur et moi, leur plein de râles, leur blessure fatale incrustée, la marque des jours et des copains muets et des femmes aimées et tout le palimpseste des vies sur quoi j'ai émergé. Le voilà tranquille arrivé dans ce livre à terme à son train à ressacs et rechutes. Tu lis, tu lissottes, entre tes casseroles et ton piano, que t'a laissé ta vieille amie – Une Fleur – qui s'est ses années dernières faite l'assistante de monsieur Temps car il était son filleul caché.
Monsieur Temps et monsieur Nuit que je sentais dans les parages, furtifs vagabonds tous les deux, chauve-souris gris clair et noir obscur, m'ont payé une visite impromptue, c'est ce qui a dû faire sourciller M. Bloom dans le livre ou peut-être Stephen qui était sorti, laissé finalement le livre dans mes mains, sa vieillesse usée de presque petit corps familier.
Il se met à chanter tout ça tandis que je lis, comme un bataillon de murmures qui s'assemblent, leur bourdon grossissant enflant crescendo, montant clamant finalement en tintamarre, s'esclaffant les voix de Rabelais de Perec et j'entrevois avant de m'endormir Stephen qui rentre, William Shakespeare dans l'ombre de ses pas. Où sont-ils encore allés guerroyer, me dis-je.
Peinture de Róbert Berény
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