Lorsque je m'étais arrêté, à la fin de la première histoire, j'avais conclu que le mensonge et la vérité étaient mélangés — ils ne formaient qu'une seule pâte, comme de la pâte à modeler, comme de l'argile — aussi les hommes (les tout premiers hommes), incapables de les démêler, n'avaient rien trouvé de mieux que d'en faire des cruches. Et c'est dans l'eau de ces cruches qu'ils avaient bientôt pu pêcher les premières histoires. Oh elles étaient bien petites au début — de simples reflets — il avait fallu bien les soigner pour qu'elles grandissent, et qu'elles se multiplient. Mais finalement, elles avaient bien réussi. Des histoires, il y en a eu partout, et il y en a toujours. Seulement, aujourd'hui, quelques décennies plus tard, à force d'avoir joué avec elles, de les avoir bricolées et manipulées, je découvre que je m'étais trompé, le mensonge et la vérité n'étaient pas mélangés. Dans la vase de ces cruches, dans ces vases, dans ces têtes — puisqu'ainsi nommait-on aussi les cruches — il n'y avait que du mensonge. Point de vérité. Et d'ailleurs, ces décennies-là, à porter la cruche à l'eau, tant qu'elle s'est si souvent brisée, qu'elle s'apprête maintenant à finir en poussière, m'ont dispensé, m'ont dispersé de toute idée de vérité. Je ne m'en fais plus cette préoccupation cruciale, ce casse-tête que j'avais voulu voir résoudre par les potiers des temps lointains sous prétexte qu'ils ne travaillaient qu'avec leurs mains sans prétendre répondre à des questions insolubles. Je les rejoins, maintenant que la vérité me déserte. Je n'ai plus — comme eux — dans ma cruche que les mensonges : mens, le joli mot, songe, plus beau encore, s'accolent comme deux poissons dociles et langoureux. Ne parlons plus d'histoires.
En exergue, Matisse, Zulma, 1950
Voir aussi : La première histoire, https://contesparenethibaud.blogspot.com/2021/01/tete-de-cruche.html
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