Dans cet endroit il a mangé avec moi, monsieur Flaque l'inoubliable. Monsieur Flaque est un petit-neveu de monsieur Nuit. Il a un manteau de tweed écossais, peut-être aussi un pantalon de golf comme Tintin mais pour homme déjà âgé et infiniment respectable. On ne voit pas le temps passer à l'écouter, à lui parler aussi car il veut tout comprendre de vous aussi bien que de ce qui nous entoure ici, ce jour d'automne, des oiseaux que l'on entend, du mouvement que vient poser sur les tableaux et à travers les fenêtres l'ombre des nuages, de leur jeu sur les pierres de la collégiale, de ceux qui l'ont bâtie et ceux qui ont guerroyé ici, à son chevet.
Nous mangeons au restaurant du Chevet de Saint Barnard, monsieur Flaque, Audelaine et moi. L'après-midi vient nous cueillir tant nous avons parlé et dégusté le temps, entrecoupé de plats rustiques et d'un peu de bon vin. Je me suis fourré un moment dans sa valise, quand il a posé sa tête dans la courbe dessinée par un geste de notre compagne. La rivière proche a déversé des pierres et des limons à portée de nos jambes, la musique surgie a fait entendre ses rages et a calmé nos attentes. C'est elle qui nous endort maintenant, tout en nous réveillant car quand l'imagination s'endort le quotidien reprend corps.
Mais Louis Flaque est dans le manteau que je lui choisis, à l'heure qui est la mienne et nous allons visiter l'une ou l'autre des villes très nombreuses où il a vécu, où il a ses repères et ses projets d'exploration et d'étude. Je porte la valise dans laquelle il a ses écharpes de mérinos et de coton, ses gants de velours, ses lunettes. Je me glisse encore dans la valise quelquefois. Et d'autres fois c'est lui qui s'y met et je le transporte pendant sa sieste. Les histoires que nous nous racontons sont en cavale sur les chemins côtiers de Corse ou d'Argentine, ou nous tombent des pluies en Italie, d'autres fois en Angleterre d'où il semble tenir une parenté lointaine et inconnue. Lui qui ne pouvait concevoir de quitter le monde — car tout ne peut pas devenir néant — il y est partout, c'est le premier des petits-neveux de monsieur Nuit dont j'ai fait la connaissance, un jour, grâce à Audelaine, son éditrice.
En exergue, Paul Cézanne, A Modern Olympia, 1874
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