Complainte


 

Malheureux à cause des figuiers qu'il peine à dessiner. Malheureux au milieu des gens qu'il peine à regarder. Malheureux de perdre sa ville, de perdre sa vie, de perdre ses pas qui n'arrivent plus à se poser. A peine s'il sait encore respirer, regarder, les pavés ont l'air de se disjoindre. Un pigeon vient — les pigeons restent encore dans son regard, eux qui ont toujours été libres, qui viennent tout près avec leur corps si lisse si gracieux plus fluide qu'une caresse. S'il revient à eux, la beauté est partout, il la revoit. L'agilité silencieuse d'une feuille morte qui fait un long pas glissé sur le pavé, le corps des femmes et hommes, toutes et tous si différents, leurs corps à elles si beaux parce que conscients de leur beauté alors qu'elles s'offrent inconscientes, eux à l'inverse souvent : conscients dans leur tête mais le corps absent.
Lui, son corps se défait. Il se désagrège de ce monde trop grand et trop beau. Il voit passer cette souple jeune femme serpentine portant à l'épaule un grand panier tressé, sur le côté, et sur le devant vis à vis de sa poitrine la petite charge d'un enfant — la délicatesse d'un jardin qui s'accroche à sa démarche d'oiseau félin.
Et s'il se contentait de ne rien dire, d'être là, ses yeux, ses oreilles comme les plantes et les branches juste secouées un peu par l'air du soir qui vient, ces palmes sortant du sol par bouquets ouverts comme des raquettes géantes, le sillage de parfum des filles, les nuances de la rumeur des rues, l'effervescence pépiante des terrasses des brasseries. Pourquoi ne pas être peu, si peu, puisque sa mère, il n'en a plus, puisque ses amis, monsieur Temps, monsieur Nuit, ne s'inquiètent pas de lui plus que cela, s'il ne va pas les chercher. Continuer à vivre c'est recommencer tous les jours, mais de plus en plus bas, presque de zéro alors que le monde est de plus en plus haut, presque tout entier.

En exergue, peinture de Jane Ansell, Early evening, huile sur bois.

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