Les yeux de Rêve


 

Je crois que Rêve m'a prêté ses yeux. Peut-être avons-nous fait un échange dont je ne garde pas d'autre trace. Je croyais avoir le crayon à la main mais il est comme inerte dans des doigts interdits. La plante, gonflée de vie, voilure surgie soudain, non pas de rien mais de l'immatériel, étoffe végétale, vert tissu qui s'étire, pâte lustrée, striée de nervures claires, regorgeant de bleu, le fluide argenté coulant vert lacté, abritant l'ombre épaisse, le bouquet  de feuilles aux fines arêtes s'accrochant au vide sur un axe de tiges rouges comme s'ouvre un moulin ou une toile aérienne, soufflée d'une pipette dans la pâte verte, et contant l'histoire d'un soleil arborescent tenant dans son corps l'eau, ou plutôt la mer, omniprésente.
On ne peut pas définir une couleur, cette densité toute particulière du vert, assez sombre, assez mat, sur lequel le soleil pose un irrésistible nappage d'émeraude fruité. Ce qu'on évoque ne fait que ramener nos goûts, nos sensations, autant d'expériences humaines qui nous éloignent de la matière convoitée, inaccessible — non pas à nos sens, mais à notre discours. Serions-nous des insectes bourdonnant, vibrant dans les corolles, aimantant le pollen, serions-nous entendus... Ajoutons, dessinons ces bouquets de feuilles étagées sur des tiges assez sèches, quasi mortes mais zigzaguant gracieusement, portant comme des bras maigrichons leurs offrandes de feuilles vers le ciel. Elles ont un petit côté pointu, presque malicieux, un galbe élancé, elles vous touchent par leur charme bien à elles, elles vous parlent d'un langage plus sensible, plus fin que la parole, plus touchant, qu'on n'entend pas avec l'oreille, qu'on ne comprend pas avec la raison. On reste muet sous le charme que les yeux envoient directement à la poitrine ou la gorge, à la bouche, aux lèvres, aux papilles gustatives que le désir presse, l'attention focalisée sur la couleur contrastée, exotique (on la verrait bien dans une peinture du douanier Rousseau), on sait qu'elle donne des fleurs singulièrement cocasses, inattendues, semblables à de petits perroquets.
Je me mets au clavier et entreprends de jouer un de mes exercices de musique baroque, de classique ou de jazz, je comprends alors ce que signifie parler un autre langage, l'élaborer, l'apprendre, un langage des sens, du corps entier, lui parler — à la plante ou a tout autre corps — comme elle nous parle, sans effort ni désir apparent, juste comme un art de vivre et de savoir faire avec ses talents comme s'ils étaient innés : l'adresse, le goût, l'intelligence, la mesure, et le dosage des couleurs, le tombé et l'envol des sons, le modelage de la forme. L'un comme l'autre, l'humain, la plante, et en quelque sorte le faisant l'un pour l'autre (le sachant réceptif et désirant), prenant part au déploiement de l'immense et complexe expression de tous.
Et le mystère reste entier. Ou plutôt les mystères, celui qui sort des cordes du piano ou du ruisseau ou de la gorge d'un oiseau, celui du bleu mêlé de violet sur la peau des figues posées sur l'assiette, que nul pinceau de nul vieux créateur à barbe blanche a puisé sur sa palette toute puissante mais qui est sorti comme cela, de rien ou plutôt de l'immatériel, peut-être parce que je viens d'écouter une musique qui m'a transporté, a déréglé tous mes sens, ou que je viens de voir un sublime tableau.
Quand juste avant d'ouvrir les yeux, à l'intérieur de la tête transformée en cabane à oiseaux, on aperçoit Rêve perché sur le montant d'une fenêtre, les manches retroussées, en train de transformer son architecture. Puis, entièrement réveillé, on constate que la pluie a magnifié le vert des arbres.

En exergue, peinture de Suzanne Valadon, 1930

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