C'est un petit balcon au premier étage d'une des étroites façades qui se côtoient pour former le pourtour de la place. Le soleil du soir y pose une tache dorée paresseuse alors qu'il campe encore résolument sur les étages supérieurs. Accrochée à la balustrade de fer peint en gris pâle une poignée rouge de géraniums accueille cette lumière délicate, de même que les boules, toutes rouges aussi, des petites tomates qui s'exposent sur l'éventail de leurs maigres branches au balcon de part et d'autre d'une petite table carrée encadrée par une porte-fenêtre gris clair au centre du crépi ocre jaune léger. À la table est venu s'asseoir monsieur Temps lui-même, de face. Il ne dit rien, il est tout regard, toute écoute.
Il faut bien que j'en finisse avec eux. — ? Déjà ? — Oui, je les ai épuisés. Ce ne sont pas des bœufs. Et je ne suis pas un paysan, comme mon grand-père.
Je ne sais pas qu'en penser, de cette vie de paysan. Le monde me tomberait sur la tête si je devais l'essayer. Ils avaient les bœufs pour modèles. Je les ai libérés. Pour qu'ils rejoignent les dieux. Je peuple le monde de dieux. Pour être à la mesure de ces arbres, de ce ciel, de cet air qui circule malgré la chaleur de l'été, fait déjà tomber les feuilles des platanes par quantités. Et quelle profusion de lauriers-roses et quel enjouement sur les visages, dans les sourires ou dans les yeux des gens attablés ou passant sur la place. Car c'est le quinze-août et ce que l'on voit ici surtout, dans l'espace d'un lieu de loisir où l'on flâne et débite des boissons, ce sont des humains détendus qui ont laissé au rancard le joug quotidien, une jolie guêpe nonchalante, beaucoup de pigeons, bisets et ramiers, planant, se posant, trottinant, gloussant ou battant des ailes plus ou moins bruyamment, ce que l'on voit c'est les suites, ou les préparatifs, de l'amour sous toutes ses formes inimaginables, dans toutes les espèces. Mais cela, cette jouissance, a trouvé place dans un interstice, dans une brèche, à l'insu de la course au gain. Des gens jouent avec leur chien, tout heureux de jouer.
Voici donc le temps de libérer, en plein air, monsieur Temps et monsieur Nuit. Comme déjà je libérai la rivière. L'air est parfumé. Qu'ils aillent se glisser partout, dans les sourires, dans les histoires qui courent.
Albert Marquet, Marché à Saint-Tropez, la Place aux Herbes, 1905
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