En marge


(en marge du courant principal qui emporte tout, c'est-à-dire à l'écart des guerres)

Monsieur Temps que j'ai évincé, puis rappelé, ne me tient pas rigueur de mes inconséquences d'adolescent. Me voilà de nouveau soumis, ou plutôt pleinement conscient de ce qu'il est pour moi... le sol de mon clavier (sur lequel je rêve de gambader). Il est la source de mon enjouement, il est l'air que je respire.
Et peut-être que monsieur Nuit aussi n'est pas celui que je croyais, pas seulement un porteur de sac, un puits de langage, un remuement de toutes les histoires, il est aussi celui qui m'endort — ou dans lequel je m'endors — pour, au réveil, savoir aligner deux mots de paroles — ce qui me réjouit tant, aussi.
Non, certes, ils ne me quittent pas. Et lorsque je vais marcher ils m'emplissent, sans eux je ne ferais pas deux pas, non plus.
Je repense à cette abeille un peu somnolente qui parcourait ma main, puis mon bras comme je l'orientais vers une sortie possible, ne voulant pas souffler sur elle un vent de tempête qui la surprendrait et c'est alors que me parvenait la petite douleur qui s'éveillait sur le bout d'un doigt de l'autre main et que je retirais délicatement (un dard, pensais-je) une sorte de longue brindille compliquée comme un petit échafaudage que je posai sur la pierre de ces hautes marches qui font un large socle entourant l'horloge-beffroi. Un jour (peut-être deux) après, j'y repensais, sentant encore une pointe de douleur attardée à cet endroit lorsque sortant du rêve dans lequel monsieur Nuit venait de me plonger, je voyais l'enfant (que peut-être j'étais) vaguement agité ou peut-être tenu par des fils ou des baguettes entre deux adultes, deux magisters, me dicte le crayon, et je me disais : c'est une longue métamorphose qui nous fait passer d'une place à l'autre. Cet après-midi-là je voyais pour la première fois ces abeilles que je ne connaissais pas, plus courtes, d'un brun plus terne, assez nombreuses, très nonchalantes autour de moi sur la pierre, sur les pavés, dans l'herbe. Elles n'étaient plus là le lendemain.
Nous marchons avec une folle aisance depuis que tout en permanence reconsidère notre existence, nous jonglons. Je vois dans mes pas le petit garde, devenu vieux, mais  toujours aussi enfantin (ce personnage que j'avais inventé pour un conte, avant de savoir qu'il était moi-même.)
Sur un banc, face à un petit sentier d'herbe et de marches de bois, voici un couple de ramiers près d'une fontaine qui chantonne, aux pieds de deux oiseaux de bronze, parmi les passants, les trottinettes, les voitures non loin qui contournent le square, la ville à nouveau heureuse qui soutient la chaleur de l'après-midi. La conversation du banc d'à côté, dont vous ne comprenez pas la langue mais adoptez la musique, l'humeur, l'à-propos évident. Le vol des pigeons, vu de juste en-dessous quand ils planent en vue d'atterrir est le plus gracieux des spectacles. Un vent léger fait bouger tout ça (fleurs, arbustes, leurs ombres au sol) et on le perçoit sur les joues, dans le cou, sur les jambes, on en respire la douceur.
Nous passons dans une petite rue à l'ombre, je n'ai plus aucun doute sur le bonheur.
Quelque part il y a des poules qui grattent et gloussent dans quelque cour, des enfants qui passent ou sont passés, moines, bourgeois, châtelains et mendiants, dans cette ombre aujourd'hui paisible. En haut dans l'air d'une place toute encadrée de platanes les feuilles, d'un vert jaune desséché mais souples encore remuent silencieusement, toutes ensemble. Le petit garde s'est assis sur une marche de pierre, métamorphosé, observe la ville transformée à grand peine et qui semble apte à une réelle forme d'harmonie, très habitée, comme un nouveau jardin aux délices, aux ombres et aux surprises. Apprendre fait partie du seul bonheur, pense le nouveau petit garde vieilli. Devant nous, allant et venant sur les pavés, les pattes rouges du pigeon, avec leur mécanique souple et balancée de petit jouet nous laissent fascinés.
Ici à la terrasse du café, c'est comme quand je photographiais ou écrivais les danses des gens devant moi, les tableaux, les paysages, les surprises en cascades, les souvenirs affluant, les histoires inventées... Tout cela, sans souci de le garder, comme en pure perte.

œuvre de Marie Hubert en exergue

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