La douce chaleur du soir


 

Le serveur qui lui apporte le verre de bière lui fait remarquer qu'il fait doux maintenant. C'est sans en avoir vraiment pris conscience encore qu'il lui répond une banalité concernant le chantier qui jouxte d'un côté la terrasse, où la spacieuse esplanade n'existe plus, sa grande sculpture ne laissant plus deviner ses formes sous l'emballage dressé de planches neuves et bien ajustées, mais ce qui ne laisse pas d'attirer son attention ce sont deux longues excavations devant lui, comme des tombes disproportionnées. Au-delà la terre à nu, un amas de pierres, un labyrinthe de barrières métalliques accrochées les unes aux autres, et deux allées de grands platanes qui s'en vont d'un côté, leurs troncs gainés par des gros tubes de plastique rouge qui s'enroulent autour d'eux jusqu'à hauteur d'homme ou plus. D'autres de ces serpents de plastique inerte — plus fins et noirs ceux-là — sont jetés contre un des troncs comme des roues géantes de vélocipèdes. Plus haut les têtes des platanes s’ébouriffent dans le soleil du soir, la perspective prend le large dans le bleu du ciel où les martinets sèment à la volée la joie de l'heure présente. Dans la haute immensité de l'azur de grandes traînées blanches libérées par les avions croisent leurs courbes lentes, leurs jaillissements suspendus, les géants sillages de leurs loopings. Dans les allées ménagées par les barrières fichées dans ce qui sert encore de sol ou lestées par des sabots de béton passent des gens tous fascinants de vie, de couleurs, d'insaisissables histoires surgissant d'eux par tous les mouvements.
Il est à deux doigts de se sentir l'un d'eux.
Il se prépare au vertige — une rencontre de trop près avec monsieur Nuit finit toujours ainsi plus ou moins en tornade, l'horizon s'obscurcit très vite, gagne du terrain, menace de l'engloutir, il faut sauter, s'expulser, renoncer. Pourtant il veut le revoir, ce qui n'est plus arrivé depuis la période mouvementée de leur rencontre près de la rivière. Il a tenu à lui donner rendez-vous cet après-midi. Il fait un grand détour et s'installe à la terrasse, commande une bière pour lui mais rien pour monsieur Nuit, il sait qu'il ne boit pas — en quoi il se trompe, il ne va pas tarder à constater que c'est un redoutable poivrot. Il le voit arriver, claudiquant, presque plié en deux, se tractant sur sa canne à chaque pas, les yeux farouches entre les poils du visage et les cheveux tombant du crâne. Il porte un maigre dossier sous son autre bras, d'où sortent des feuilles mal rangées. Il se met à déclamer d'une voix de stentor des mots dont il (le héros) n'accroche pas le sens, mots rocailleux — par la suite il (monsieur Nuit) l'informera qu'il a dit un poème de Mahmoud Darwich. Sa voix sautant dans le chantier rejoindre les autres comme chèvres en montagne, il est un parmi eux, comme ces pigeons qui arrivent, qui planent et montrent l'orbe ralenti de leurs ailes avant de se poser, dans la douce chaleur du soir.

Une céramique de Bengt Lindström

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