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Le livre est aussi une sorte de petit sac, comme un sac de monsieur Nuit en miniature, un jouet en quelque sorte, pour jouer comme les enfants jouent à la guerre, à l'école ou à la marchande, avec le monde en réduction qu'ils ont investi. Avec ce sac on peut jouer à la pensée, on a des billes comme on dit, on a un cadre matériel pour se lancer. Mais voilà quelques gouttes de pluie et l'homme craint pour son livre, il s'en va, le mettant à l'abri sous le pan de sa chemise.
Peu de temps après il est là à nouveau. Il a le livre dans un petit sac à dos, et il ne pleut plus. Que monsieur Nuit ait tout l'univers du langage dans un sac n'a pas fait l'ombre d'un doute, dès sa première apparition.
Et dans le livre, le livre-jouet qu'il lit maintenant, à nouveau, il est justement question de figurines de plomb, artilleurs, fantassins, cavaliers qu'il faisait fondre, enfant, à la chaleur des flammes dans la pelle à feu, commençant à se dissoudre par la base, les fiers sabots, les fines jambes de la monture s'inclinant peu à peu, s'affaissant dans la petite mare de métal liquéfié semblable à du mercure sur laquelle flottait comme une pellicule noirâtre de fines scories, cheval et cavaliers toujours soudés l'un à l'autre, le sabre se liquéfiant en dernier.
Le livre permet-il une sorte d'alchimie qui donnerait accès à une quintessence du réel par la fusion des âges, des époques et des vies différentes ?
Longtemps il gardera (Simon, le narrateur) l'image de ce sabre levé, brandi à bout de bras dans l'étincelante lumière de mai, cavalier et cheval semblant basculer, s'écrouler sur le côté comme au ralenti, comme ces figurines de plomb...
Mais il ne tardera pas à remettre le livre dans le sac à dos qu'il a déposé à ses pieds. Sur le banc à côté de lui des enfants, dans le parfum frais des chips et des pâtisseries que leur mère a sorties du sac, commencent à se régaler de plaisir, et partout autour de lui sur les bancs, dans les allées, des petits groupes familiaux s'éparpillent ou se rejoignent pour le goûter du soir. Les sacs sont des petites maisons, des miniatures de communautés familiales ouvertes les unes auprès des autres par le jeu des enfants. Et chaque bouchée, chaque rire, chaque geste est l'occasion de l'ouverture d'une autre page.

En exergue, une peinture de Pramod Prakash

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