Le malentendu


 

D'un pas rapide, élégamment vêtue, portant d'une main un sac et de l'autre un haut bouquet de fleurs prises dans la gaine transparente d'un cellophane, sortant d'une boutique de fleuriste, produites vraisemblablement en Hollande et destinées à être offertes, mises dans un vase en rituel d'amitié, de familiarité, de convenance, ou de solitude peut-être, à faire entrer dans une maison un sentiment, un souvenir, un vœu. Rappelant les grandes fleurs tropicales, audacieuses de beauté. Aujourd'hui ici tout près on trouve aussi dans les plates-bandes des grands lys jaunes ouvrant de généreuses corolles sur des fines antennes dardant leur petite tête ocre moussue. Ces hybrides horticoles, répartis dans certains quartiers en vue, les pavés bien alignés en volutes décoratives, les bancs offerts aux piétons, les beaux platanes aux bras voluptueux offrant l'ombrage aux passants, la tranquille agitation de leurs feuilles, les baies vitrées de la rotonde du Grand Café des Arts au travers desquelles joue le soleil et étincelle un mobilier presque transparent de chaises, tables, dossiers, nappes blanches, verres attendant leurs convives, sur le sol de la terrasse dallée les fragments de feuilles tombées de toutes couleurs, les pétales, les poussières de pollen en vaguelettes, les franges d'écume de terre mouillée ou de mousses sur lesquelles se promène un pailletis de soleil. Tout cela, et les petits monticules de bois haché répandus sur la terre des massifs, leur bordure de balustrade basse en planchettes brutes, tout ce décor agréable, tout ce piège à bien-être que nous nous sommes construit et entretenons soigneusement avec l'obstination des araignées pour nous y prendre nous-mêmes, l'un tentant de le décrire sur son carnet, l'autre, une dame un peu alourdie d'elle-même, de ses paquets, de la chaleur, venue s'asseoir sur un petit banc, les trois jeunes filles s'enjouant de leurs voix chantantes un peu trop fortes car elles se croient incomprises ici dans leur langue espagnole, tous, nous tenons notre rôle d'habitants de cette région du monde encore privilégiée, de cette Europe encore enviée.
En-dessous reposent nos parts d'angoisse, plus ou moins profondément, plus ou moins vives ou endormies.

Sur les hauteurs de la ville il y a des promenades champêtres où l'on côtoie de près oiseaux, insectes, fleurs, plantes, ciel et nuages. La rumeur est assourdie, plus lointaine, les immeubles, les cubes de béton et les divers bâtiments sans charme sont à quelque distance en contrebas. On est un peu mangé par des piqûres, des allergies, mais on entend de beaux sons, de beaux chants, on croise des gens polis et détendus. Les allées, les plantations sont soignées, organisées sans enclos, sans rigidités. Le monde économique, compétitif, hiérarchisé, policier, semble mis à distance, ce jour-ci, dimanche heureusement préservé. Une petite compagnie de fourmis déambule avec nonchalance dans le gravier. Leur noir luisant, incomparable, rebondit dans la lumière, il vaut de l'or. Tout comme le chant du merle. L'accaparement des richesses n'est d'aucune nécessité, seule leur préservation, la gestion de leur mise en valeur, de leur accès partagé importe. Un lézard attend à côté de moi sur le banc. Écouter, dessiner, écrire, laisser l'attention se poser autour de soi, un moment passé sur cette butte champêtre fait surgir l'immensité d'une nature qui a tout à nous apprendre.

En exergue, Jean Dubuffet, Le Malentendu, 1976

Commentaires