Le livre réussit à tisser une réalité, à construire une architecture ou une nature, de sorte qu'il y ait une ville, une forêt, un lieu où habitent les personnages auxquels on reconnaît une existence parce que eux aussi ont été façonnés à travers des langues, des événements, des sentiments, des actes qui leur ont donné vie. Et maintenant il échange avec eux, ils ont ensemble une communauté de pensée qu'il ne partage que rarement avec des personnes réelles, par manque de temps ou par incapacité d'approfondir les ressentis esthétiques, empathiques, en décalage avec la conformité sociale et ses facilités. La marginalité de ses aspirations. Il trouve dans le rythme des phrases un accès au monde plus conséquent, plus fiable quoique moins spectaculaire que ce qu'il a sous les yeux, le piétinement dansant des pigeons irisés dans le soleil, le chatoiement de toute une société humaine dans le centre ville touristique en fin de semaine ce début d'été, assis au pied d'une grande tour avec un livre.
De sa dernière permission il garde le souvenir de cafés bondés et bruyants, dit le livre : gradés de l'arrière en uniformes fantaisie, civils, femmes aux rires trop aigus. Sénégalais baïonnette au canon le long des voies aux abords des gares. Barbelés autour des centres de triage. Sentiment d'exclusion, de bannissement. Rejeté par la communauté comme déjà mort, rayé, importun, indécent. Retrouve avec soulagement cette vie de camp : tentes, sonneries, chevaux. Peu à peu au cours de l'hiver les ouvriers qui avaient été mobilisés au début de la guerre ont été renvoyés dans leurs usines et maintenant l'effectif de l'escadron est composé pour le plus gros de jeunes paysans dont il s'amuse à écouter les histoires de semailles, de récoltes, de fenaisons, de charrois, de bêtes, se vantant les uns les autres comme des enfants d'exploits herculéens (chargements, sacs, billes de paille, labours), se chamaillant pour une gourmette ou un bac à avoine disparu. Enchantement de la forêt au printemps. Le dimanche, il va s'asseoir au pied d'un grand chêne avec un livre que bientôt il ne lit plus, restant, la tête renversée, à regarder passer les nuages lents au-delà des branches griffues. Dans sa mémoire cette période restera comme l'une des plus heureuses de son existence.
Bazaine, Gouache sur papier, sans titre, 1952 (série de rochers)
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