Un toit


 

Je me couche à côté d'Ernest, dans le livre.
Je sais que pour lui il n'est plus temps de sortir. Il avait d'ailleurs pris les devants il y a quelques jours, en rentrant, laissant l'histoire de Corrine suspendue (car elle est ainsi, il la découvre, la vie du voyageur). Et d'ailleurs, de mon côté, maintenant que j'ai achevé la lecture de son livre, je ne lui donnerai plus l'occasion de sortir car je ne m'endormirai plus le livre ouvert entre mes mains. Il ne sera plus tenté de sortir pour être un autre, vivre l'histoire d'un autre. Il est pleinement à la sienne. Il en détient toutes les possibilités, il en est le gardien. Il se prêtera à d'autres vies sans avoir à en prendre lui-même les risques. Il les a déjà tous assumés, pour tout le monde, sa mort à lui y est déjà contenue. Quiconque l'empruntera, fera un bout de route avec lui, ne sera pas déçu. Il peut être un ami, un amant, un père, un frère, sans aucune réserve. Ce soir je vais dormir à son côté, combler cette frustration soudaine du compagnonnage brusquement interrompu. Je sais qu'il a rejoint sa crypte profonde, tranquille, typographique, qu'il ne pourra pas m'ouvrir pour que j'entre à sa suite comme un naïf compagnon plein de curiosité. Mais je vais y aller en rêve, à mon tour m'échapper de mon toit pour aller sous le sien, contempler ses étoiles.

Peinture de Marc Chagall, 1942, pour le ballet Les Gitans, d'après Pouchkine

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