Repérage


Je suis parti en repérage pour le livre. Il y a une sorte de forêt en ville, où convergent tous ces modes de vie que je m'efforce d'identifier. Je prends l'escalier, je revêts le blouson, j'emporte le roman, les feuilles et le crayon, je mets telles ou telles chaussures, tout ce qui est sur moi se rattache aux chemins (du piano, de monsieur Temps, du livre d'Ernest, du bois de Dario, de la rivière, de Corrine, etc.). Nous cherchons une pousse d'arbre, une possibilité d'arbre. Chacun y va de son pas, celui du pigeon qui marche comme une petite horloge régulière, pattes rouges en étoile, tout droit jusqu'au passage piétons qui franchit la chaussée. Que m'indique-t-il ? l'heure ? la direction ? le rythme ? En face traverse un jeune homme poussant sa valise, le corps fatigué, vêtu d'un survêtement bleu, courte barbe noire, les traits sans joie, mais persévérant. Aller jusqu'au bout, il y a des temps morts, des temps non productifs qui font avancer. Et puis le livre, l'arbre, une fois nourri, mûrit à sa façon, grandit comme il l'entend, ou comme il peut selon ce qu'il puise dans le sol ou reçoit du ciel. Il faut qu'il ait des branches bien rythmées, des cercles de croissance réguliers et larges, et surtout des racines fines et nombreuses, longues, sensibles, poreuses, intelligentes, c'est là que sont ses neurones, c'est là sa tête, dans le sol. Des pattes de pigeons reviennent vers moi, comptant leurs pas étoilés rouges, m'indiquant un chemin proche, me rappelant un rythme régulier et léger, comme pour aplanir le terrain. En dessous l'invisible est protégé, dans l'ombre, plein d'une vie mystérieuse. Deux pigeons se bécotent, se contournent, s'arrachent de bécots, se tournoient à petits pas. La femelle s'aplatit et lui s'approche soigneusement pour grimper sur elle et acrobatiquement se satisfont tous deux, sachant profiter de la minute d'espace libre sur ce large trottoir.
Et oubliant la gêne du bruit des voitures, j'entends des tintements d'oiseaux répétés, aigus et sonores, puis des gazouillis tournoyant, quelques cris espacés de corbeaux, un petit sifflement d'homme entre ses dents, des bouts de conversations de passants. Je voudrais tout cela dans le livre, ainsi que les hommes un peu ivres qui s'interpellent amicalement, les pas presque silencieux d'une femme âgée en baskets et jupe longue, la silhouette souple, totalement silencieuse d'une autre femme aux tons de tourterelle, les paroles enjouées de l'homme au chapeau qui siffle entre ses dents et retrouve des copains. Une infinie variété de personnes car le lieu est arboré, fleuri, spacieux, confortablement dallé. L'homme a trouvé un interlocuteur, il discours sans discontinuer, plaisamment, à voix forte et chantante, enchaînant ses effets non sans talent ni quelques vulgarités. Son livre, il le déroule là, oralement, le laisse se disperser. J'ai un livre dans les mains et un papier sur lequel je pose la matière d'un autre. Deux jeunes femmes face à face sur le banc ont remplacé l'homme gouaillard, bouches en avant elles se montrent leurs essais de fards à lèvres, me semble-t-il, ou peut-être mangent-elles des fraises ou autres rouges friandises en s'amusant du bout de leurs lèvres. À chaque passant silencieux, ou presque, il me semble deviner la présence d'un livre. D'une petite part d'un livre ou de quelques mesures d'un concert, de quelques instants d'un bout de plan-séquence d'un film. Tout est accordé. Les cris des martinets s'intensifient avec le soir, le ciel se couvre, l'air fraîchit. L'arbre aux racines encore fragiles semble tendre déjà l'oreille, observer par transparence cette passante qui laisse percevoir une charge, encore invisible pour moi, ces moineaux qui se parlent avec insistance, ces deux hommes pourtant si dissemblables, qui marchent d'un même pas.

En exergue, une gravure de Constant, 1971

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