Regrets et progrès

 



Mes deux bœufs mettaient leur masse de muscles à mon service. Ils faisaient sans un mot le travail qu'on attendait d'eux. Monsieur Temps dans sa robe gris clair, monsieur Nuit dans sa robe noire où se dessinait, à l'épaule, une lune blanche. Chacun avait un petit compagnon qui venait jouer sur son dos, une bergeronnette blanche et noire pour monsieur Temps, un étourneau gris pour monsieur Nuit.
Moi même j'étais une petite carne, guère plus gros qu'un insecte, dans ma carapace de volonté coriace. Je pesai de mon mieux sur le soc de la charrue, pendant que mon fils conduisait les bœufs. Sans lui ils n'avaient aucune raison d'avancer, de fendre la terre pour y enfouir des graines. Sans nous, les pères et fils, ils seraient restés à l'état sauvage. Aujourd'hui d'où je suis, me dit mon grand-père sautant de l'aile d'un pigeon pour se poser sur le toit, je regarde tout ça avec regret. Regrets éternels, éternels progrès, dit-il en disparaissant entre deux tuiles.

Georges Braque, Le viaduc de l'Estaque, 1908

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