À l'ombre de Marcel Gromaire


 

Le livre a beaucoup grandi depuis hier. Ce livre deviendra une forêt. Je la vois déjà ici, qui est commencée. Ce ne sont pas les glands et les faines, les graines que j'y ai semées jour après jour, ces platanes et ces jeunes érables au milieu desquels je suis assis, ceux-là ont été plantés par la municipalité — pour le loisir, la détente, les rencontres de chacun. Les pigeons l'ont adoptée pour leurs trottinements, leurs parades, une corneille semble vivre ici, et les humains sont les premiers concernés. La forêt est déjà habitée.
Un petit peu à l'écart, planté par une autre municipalité, entre les deux guerres, un monument aux morts en béton, en forme de ruine de temple néo-antique avec colonnes et chapiteau, statue de proue, le tout — cariatides, bas-relief, sculpture — figurant des allégories de vertus et combats roides et intemporels, et coiffé des lettres IMMORTALITE serrées en un court fronton.
Faisant bordure à la forêt du livre, j'aurais aimé que la guerre y soit contenue, fermement, par le tableau de Marcel Gromaire, par exemple, à l'ombre duquel je me serais senti du côté de la vie, en confiance, le peintre, la guerre, les hommes, l'histoire avec sa grande hache faisant comme un mur bordant et protégeant la vie, un mur que l'on apprendrait peu à peu à reconnaître et à déchiffrer, à réintégrer comme la part de nous-mêmes où nous cessons d'être, comme notre négation.
En arrière-plan, dans un autre espace, bien haut au-dessus de l'étrange monument aux morts, des cèdres drus, d'un beau vert presque noir, étendent leurs grands bras comme des ailes. D'emblée le regard est transporté. Il emporte un sens inédit au mot "immortalité".
Derrière les petites aventures et les chamailleries des nombreux enfants qui sont arrivés, j'ai senti la présence discrète d'autres familles, du temps de l'entre-deux-guerres, elles aussi, je reviendrai les voir.
L'homme à qui je dis bonjour en m'asseyant sur le même banc que lui m'a regardé furtivement sans presque me saluer. Je suis surpris, un long moment plus tard lorsqu'il s'en va, fait quelques pas d'un côté puis repasse devant moi et me dit d'une voix agréable, de son visage calme et policé "Bonne lecture !". Il me dit je ne sais quoi d'autre en même temps, sans le laisser paraître.

Marcel Gromaire, La Guerre, 1925

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