Une sortie

 

J'ai une certaine méfiance à l'égard d'Ernest. Au moment d'aller dans le livre (on dit le plus souvent "plonger" dans le livre, et je le comprends, c'est une immersion dont on n'est jamais sûr de la durée ni des conséquences), surtout si c'est en pleine journée, j'hésite — non pas à cause de son auteur pour lequel j'ai beaucoup d'estime et de l'attachement — mais parce qu'Ernest n'est pas le genre de personnage que j'attendais, me paraît un peu déplacé dans ce livre (d'ailleurs je m'aperçois qu'au fond il me ressemble un peu par certains aspects, son âge avancé, sa tendance un peu maniaque à gérer son entourage comme ses propres pensées), j'attends des personnages qu'ils mettent davantage en évidence les qualités de l'auteur du livre : son humanité, sa sensibilité, sa lucidité, son ouverture sans réserve — non qu'ils portent eux-mêmes ces qualités mais qu'il aient l'air d'y baigner, d'en émaner — Ernest me paraît un peu en décalage, hétérogène à ce monde.

Pourtant, j'y entre et voilà qu'au bout de quelques minutes de lecture je m'endors, le livre ouvert dans les mains. Je rêve d'un endroit où je suis serré dans un milieu de vie plus ou moins familial, de voisinage, de communauté amicale, d'ambiance agréable... et je m'étonne de ma balourdise (le mot "indélicatesse" serait faible)... je remarque que moi non plus je ne reflète pas ou plutôt n'incarne pas les "bonnes" valeurs, celles sur lesquelles je me mobilise tout au long de mon temps avec sérieux et bonne conscience. Tout à l'inverse, je suis relâché et peu sympathique. Je me suis réveillé sur cette scène où j'intervenais avec une remarque désobligeante auprès d'une femme légèrement obèse qui se montrait sur une sellette. Mais personne, pas même elle, n'offrit la moindre réaction.
Ainsi Ernest m'ouvre la porte à des lieux où je suis un autre, et c'est bien ce que j'attendais, sortir un peu de qui je crois être moi.

En exergue, une peinture de Francis Bacon dans un musée


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