Nuit et jour

 

Serré dans le livre Ernest est bien. Il passe des nuits paisibles et profondes. Mais loin des nuits humaines. Cette nuit-là est plate, c'est une hibernation, toutes fonctions biologiques arrêtées. Un sommeil qu'un humain ne connaît pas. Un sommeil où l'on n'existe plus. Sinon à l'état de signes, marqués sur le papier. Et quand on est réveillé, ou quand on s'en va, les signes restent, immobiles à leur place, inertes, matériels, présents dans leur espace de papier. Ils sont les témoins. Ils sont comme des vêtements qu'on a dévêtus mais qui gardent la forme de l'épaule, du cou, de la tête, de chaque endroit du corps qui les a habités. Ils la gardent sans altération.
Il y a loin là des mots de monsieur Nuit, ces mots qui ont trempé dans la boue, ces mots faits de sueur, de sang, blessés et cajolés, avalés, digérés, passés de main en main, de lit en lit. Il y a loin des mots dégelés, jetés sur le tillac en couinant, s'écrasant, se bousculant. Loin, mais fidèles gardiens, congelés ou frappés de léthargie typographique, ou couchés en partitions musicales comme des oiseaux transis, ces signes sont en dormance. Et un jour, les voilà caressés par le mouvement d'une main, la vie les parcourt à nouveau.
C'est une vie qu'ils ne reconnaissent pas, elle ne leur appartient pas, elle a sa pulsation, sa mesure, ses habitudes, ses manies, ses façons de voir, de vouloir, de sentir, d'attendre, de prévoir. Cette vie qu'ils sont devenus les étonne chaque jour, ils ont pourtant l'impression de l'avoir toujours connue.

En exergue, Matisse, Intérieur, Nice, 1919

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