Le temps change


 

 Vu d'ici — de ce corps — le monde est en désordre — aujourd'hui, c'est-à-dire depuis longtemps mais ce remuage dans le corps devient insupportable par moments.
Ce sont les mots surtout qui sont affectés — affectés, c'est bien cela, ce sont eux qui sont le plus exposés à l'affect, ce truc qui semble à l'origine du mal (et du bien, d'ailleurs, l'un ne va pas sans l'autre). Aujourd'hui je me suis dit que c'est le printemps qui me travaille. Pourquoi le printemps ? à cause de son nom — ce qui tourmente le corps il faut lui donner un nom — L'esprit ? L'attente, le manque... ?
J'attends les martinets, je suis inquiet (c'est le mot, in-quiet).

Ernest est sorti du livre, définitivement. Je viens de le voir dehors sur l'angle du toit, une tourterelle, en contre-jour elle est sombre et m'a fait penser d'abord à un ramier, elle est longue comme lui, fine. Lui, ou elle, elle a plu à Ernest. Il s'y est posé un instant avec eux, je crois.
Ernest sortait tout le temps, ces derniers jours, de son livre. Ces dernières nuits, plutôt, car c'est à ce moment-là qu'il sortait, lorsque je disparaissais dans le sommeil, livre ouvert dans mes mains, Ernest s'éclipsait. Lorsque je me réveillais quelques minutes plus tard je constatais d'abord une sorte de brume cotonneuse, sombre, informe dans mes mains. Et puis je prenais conscience de la disparition, non pas seulement d'Ernest mais du livre. C'est plus tard que je me suis dit que c'était Ernest qui sortait, il utilisait cet envol du livre pour aller faire un tour dehors, voir les lieux ou se livrer à quelque frasque de son goût, dans la cuisine ou ailleurs, je n'imaginais pas qu'il allait si loin que le oiseaux dehors, que le matin... Que le temps ni l'espace ne l'arrêtaient pas. Tout va si vite. Tout est démonté, désordonné, douloureux, inquiétant, et bientôt le temps change, il faut changer de cap.

Exergue, Albert Marquet, Les deux pêcheurs à Naples, 1911

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