Le secret


 

Elle enfile une robe à fleurs sur son corps nu. Et, par-dessus, le nuage voluptueux, ainsi qu'elle nomme son manteau gris-bleu long en coton demi-saison. Depuis qu'elle a mélangé son corps à celui d'Ernest elle est une fleur, un fruit, une femme-poisson, un poisson-lune, elle ne sait plus, elle est dans la lune, elle danse en marchant, elle prend garde que cela ne se voie, elle resserre le manteau voluptueux sur elle. Elle va au musée.
Des fleurs jaune d'or l'arrêtent aussitôt, des coupes de tissu jaune frais, à peine froissé, un rien orangé, un feu jaune ouvert donnant à boire au cœur des minuscules langues, des fils dressés perlant vers le soleil. Et d'autres, des yeux ouverts écarquillés de cils, d'un autre jaune au gros cœur orangé, larges pupilles dilatées, extatiques. Et tellement d'autres formes et couleurs assemblées en groupes, en fouillis à ses pieds. Elle les voit en flou, en excès, elle tremble d'être l'une d'elles, énorme, de chair, longeant ces massifs, ne sachant plus comment contenir la vie débordante.
Arrivée au musée elle se déshabille, elle se défait du vaporeux nuage de son manteau dans le vestiaire. En sortant elle se sent modèle, elle voudrait être posée, sur la sellette, en face du peintre, qu'il la palpe des yeux.
Elle court presque, jusqu'au Matisse, elle sait où elle va, son préféré. Elle l'a souvent décrit, discuté, contemplé avec ses étudiants maintenant elle s'y infuse, elle l'habite. Elle vient de comprendre la manière qu'a Ernest d'entrer en elle comme il entre dans l'eau, dans l'air, dans la maison, dans le monde qui l'entoure, dans le sourire, lui qui vient d'un livre, elle ne veut plus expliquer cette magie, elle comprend elle a toujours su. Le bleu la saisit, il se colle à elle, c'est de la poudre de pastel. Elle l'a sur la peau, aux joues, il la caresse entre les jambes, partout, elle est tout près de la toile, à presque la toucher, elle se retourne, elle la connaît par cœur, le mat outremer mauve des fleurs, son dos éprouve la toile à la distance des cils, ses fesses ressentent le courant de la robe qui passe à la surface comme une rivière, une fleur de soleil, elle brûle. Elle imagine les visiteurs qui l'ont vue dans le tableau. Elle se retourne doucement, elle se voit, ballottée par la rivière, déposée dans ces fleurs, à côté des aubergines, sa robe à motifs arabesque le panneau détaché de la fenêtre. Elle voit son corps enrubanné dans la répétition des motifs qui se déforment pour se traduire en reliefs, pour rouler contre son ventre et sa poitrine les grandes fleurs rouges et jaunes de sa robe, le long de sa cuisse épaisse la continuité de la pose du motif s'infléchit dans sa position, la forme varie un peu sans changer la couleur ce sont comme des baisers. Elle voit l'ouvrière ou l'homme qui pose le tampon de bois qui presse la toile, le peintre qui essuie son chiffon, la femme, le modèle tirant à soi toute l'histoire du tissu, fabriqué, porté, dévêtu et revêtu.
Corrine titube un peu. Elle s'appuie aussitôt sur le regard d'un homme qui ne bouge pas, à distance. Il ne fait pas un geste. Il n'a pas de téléphone pour occuper ses mains. Il ne prend pas de photos. Il observe, immobile, comme elle l'observe. C'est beau, cet espace. J'appartiens au musée, pense-t-elle, en reprenant son manteau.
Dehors tout est à sa place. Les bus, les gens qui passent, les pigeons qui viennent picorer à ses pieds. Nous avons tous notre secret, pense-elle.

En exergue, Matisse, sculpture et vase de lierre.

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