Du présent


 

Je marche d'un bon pas. Je marche au rythme de mon projet de lire sur un banc le livre que j'ai dans la main — Montaigne. J'avance sur le chemin, en même temps je devrais pas à pas reculer dans le temps, pour arriver jusqu'à lui. Mais il m'est impossible de faire le chemin vers ce lointain passé. Je ne peux pas même revenir au temps de ma mère qui était là il y a quelques années. Un merle chante aujourd'hui, dans l'arbre que je croise. C'est un chant insaisissable et beau. C'est lui qui me saisit, entre en moi, me fait sa maison d'un instant, son territoire. Je n'aurais aucun sens à le rappeler — territoire, maison que je suis. A ce lieu j'appartiens, je suis. Celui du merle, des glycines au bleu suave flottant partout.
Un vieux bout de mur si beau en face de moi sur le banc. Il s'y dessine des traces d'humidité qui font comme des alvéoles de ruches se déformant, jouant les petits acrobates, pantins étoilés s'accrochant, courant et dansant, figurant une écriture, farandole de lettres contant un récit d'insectes agrandis sous la loupe ou de cellules au microscope, enjouées, enluminées par des moines copistes. Crépi de chaux exposant au soleil sa fresque d’ocres bruns et gris sur fond sable. Dans les arbres des pies, une corneille sur la chaussée, évitant les voitures, et beaucoup de gens détendus en ce début de soirée. Je vais prendre Montaigne car il est là, presque de lui-même venu, seulement recopié, mainte fois réimprimé, lettres portant une vie sur leur dos, comme faisait le cheval.
A cela, à tout cela venu m’habiter, c’est moi qui suis présent. A monsieur Temps, peu à peu, comme à tous les pères qu’on se choisit, c’est moi qui vais m’identifiant. Je sens mes jambes grandir, sensation d’accomplissement et de liberté, venue de loin.
Et me fait un clin d’œil le chat du conte qui s’arrête au premier détour de son chemin, chaussant les bottes dont il a hérité et qui feront de lui le fabuleux chat botté.

En exergue, Salvador Dali, Cadaqués, 1923

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