Des yeux au bout des doigts


Ernest ne fut pas très bien reçu ce soir-là lorsqu'il rentra. Tu as vu l'heure ? lui demandèrent d'une voix dissonante son père et sa mère, devenus illisibles sans lui dans leur aura, redoutant d'être surpris ainsi, comme tout nus, par un lecteur. Et ils n'étaient pas les seuls, tout le livre n'était qu'un reproche muet.
Heureusement, le lecteur n'avait pas essayé d'aller plus loin, il dormait.
L'histoire d'Ernest avec ses parents occupait une bonne partie du livre. Ils s'étaient mariés à la sortie de la guerre, leur enfance perdue, leur adolescence saccagée, maigres et vieillis comme des arbustes à la sortie de l'hiver, au mois de mai, à la Libération, il s'était mis à neiger le jour de leur mariage. Heureusement ils s'étaient transplantés, comme des fragiles fleurs leurs vies avaient repoussé. C'est ce qu'on pouvait lire si on avait de l'imagination, car ils ne parlaient pour ainsi dire pas, ils étaient comme des amandes, doux mais fermés. De moins en moins doux, de plus en plus fermés à mesure que les arbustes s'acclimataient à leur nouveau terrain, conquis et fixé sur l'avenir. Leurs deux premiers rejetons, la fille et le garçon, Ernest, ont grandi tant bien que mal sur la crête du progrès, apprenant guère la langue et le monde de leurs parents, et ne sachant rien de la guerre qu'ils ont eu pour tâche — sans le savoir — de faire disparaître dans l'oubli.
Le père et la mère, dans ce chapitre II — les enfant sont adolescents — sont taciturnes, dépassés, ils se sentent laissés pour compte. D'autant plus quand ils voient Ernest rentrer le lendemain soir, avec un téléphone portable dans la main. Il ne leur dit rien, lui non plus. Il se contente de mettre en connexion la fonction vidéo. Corrine, qui a bien compris qu'il n'essaierait pas de la faire entrer avec lui dans le livre, lui a confié son portable avec pour mission de lui rapporter une vidéo.

La vie du livre l'intéresse. Elle sait qu'il se passe des choses à l'intérieur. Elle voudrait aller y voir autrement que par la lecture et l'analyse, elle voudrait en faire un documentaire. Je vais reprendre ces étudiants en main avec mon propre talent. N'ai-je pas étudié aux beaux-arts avant d'échouer dans l'enseignement ? Ernest a vu mes montages sur Youtube avec les inepties des copies de partiels mixées avec les vidéos que je leur ai confisquées ou plutôt échangées contre mon silence.
Le silence c'est notre point fort à tous deux. Ça ne nous empêche pas d'avoir beaucoup à raconter. Il faut juste trouver le moyen. Pour lui c'est le corps — magiques métamorphoses du corps. Pour moi c'est l'image. J'ai des yeux au bout des doigts.

En exergue, Albert Marquet

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