Dans trois ans la retraite


   Les vacances sont trop courtes, se dit Ernest. De toutes façons pendant les vacances, je travaille. Je dois corriger des partiels.
Ernest s'est mis dans la peau d'une femme qui lui faisait face dans le train. Elle ne le regardait pas, elle pianotait sur son téléphone. Il y avait tout un paysage inconnu qui défilait par la fenêtre et un autre dans sa tête, trop abondant, trop rapide pour qu'il puisse suivre une pensée. C'est pourquoi il se fixa sur elle. Comme il faisait pour se laisser glisser dans le livre lorsqu'il rentrait de ses escapades, il se relâcha de façon à devenir souple, fluide, presque réduit à un fil, et il se glissa entre les mains du téléphone portable.
Corrine ne regardait pas vraiment ce que son pouce faisait défiler sur l'écran. Son regard traversait ce flot de signes et d'images, elle voyait en même temps le paysage qui courait par la fenêtre du train et elle faisait de tout ça une tapisserie-vidéo, traçant, coupant, étirant des nappes de son électroacoustique, des plans d'images aux couleurs froides. Son portable se mit en veille dans ses mains sans qu'elle le sache.

Elle prend une photo de la page qu'elle est en train de corriger. Des inepties. Comment vont-ils chercher ça ? La grammaire, c'est quoi pour eux ? Rien, sans doute — rien de leur monde. Les vacances sont trop courtes. Je n'ai pas fini de corriger les partiels, il faut déjà rentrer. Grammaire, gramme, petit poids, petits pois qu'il faut écosser, ouvrir et trouver ce qu'il y a dedans, qui roule, tout doux, tout vert, c'est pas des graviers. Et gravé sur le poids, la marque de la mesure du poids que l'on pose sur la balance. En équilibre. Ça structure, la grammaire, c'est engrammé, petites lettres, petits chiffres, petits traits, ça tient, ça établit. La syntaxe. Saint Axe. On va chez les Dieux, chez les Grecs, Théos. Qu'est-ce qu'on fiche dans ces classes ? Photographiée la feuille de l'élève, au stylo-bille, le double trait du maître, la marque sur les joues de la gifle. La violence institutionnelle.
La petite Corrine enfant, qui pleure. Ses larmes la réveillent. Elle lâche Ernest, elle lâche le téléphone. C'est la prof qui en a marre, qui ne maîtrise plus, vivement la retraite, plus que trois ans.

Édouard Vuillard, Couturière, 1891

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