À partir de là, le livre devient un chantier. Je vais travailler à heures fixes. Du moins pendant un jour ou deux. Bientôt le naturel revient au galop, et l'écriture au petit trot. Un mot derrière l'autre, par petits groupes espacés, comme à la promenade, marchant dans le pas du rêve le long d'un chemin ombragé ou d'une rivière. Avec des personnages, qui nous regardent passer. L'une était grande, vive ou plutôt très vivante, cheveux châtains bouclés, enjouée par ce qu'elle était en train de penser, le disant à son voisin de banc, penchée vers lui autant que vers le paysage qui lui faisait face, ainsi retournée, ses bras chevauchant le dossier du banc de pierre, c'est-à-dire vers nous qui passions sans un regard vers eux dont nous entendions des bribes de la conversation volubile. « Ce sont des mots qui ne viennent pas sans toucher tout un contexte d'ordre religieux » disait-elle, et lui « Moi ça reste très terre-à-terre, une sorte de jeu de construction ».
Une silhouette de femme apparaît devant eux, large, petite et chancelante sous le poids d'un gros sac difforme à la hanche. Quand elle arrive à leur hauteur, ils voient derrière elle, de l'autre côté du chemin, une petite fille pleine de santé et de gaieté qui leur sourit. La femme à la fesse empaquetée de ce ballot énorme passe devant eux et dépose au bout du banc un seau de quelque chose, surchargé lui aussi. Il pourrait s'y cacher des poissons grouillant, des anguilles, quelque chose qui restituerait toute cette matière sourde du texte, dont je pourrais citer des morceaux, il y a un livre d'entretiens de Julien Gracq que je suis en train de lire, il y a Proust, Claude Simon, Appelfeld, il y a la rivière et monsieur Nuit, un ancien, Rabelais, des fraîches et moins fraîches ébauches, un seau de littérature déposé sur le banc à côté d'eux, pour qu'ils s'en occupent, pour qu'ils prennent le relais.
Willem de Kooning, Whose Name Was Writ in Water
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