En tournant la page je restai suspendu, stupéfait de cet espace à habiter. Il n'était pas vide mais fourmillement de clarté.
Je m'enfonçai dans ce nuage. Des sons montaient de là, étonnamment, comme des lointaines cloches, des confuses rumeurs, des bruits de torrents, cliquetis, piquetis d'oiseaux, ou de fleurs, des craquements de bois, d'habitation. C'était un jour de vent, la charpente grinçait, des soufflées de voiles, des coquilles, des broutilles de matières sonores de toutes sortes se choquaient doucement, cascadant, fondant, affleurant, toute une orchestration de choses en mouvement s'entremêlaient, s'enrichissaient. Je sentais qu'un monde venait s'échouer là, librement séjourner, se détendre, s'épandre à la faveur du vent. Il y avait des cris d'enfants, des passages de moteurs, des raclements de murs, un tic-tac de pendule.
Et puis tout se calma.

Je n'étais pas obligé de sauter dans le livre, de m'habiller de petits caractères d'imprimerie comme autant de crochets pour me maintenir sur la page entre ses lignes ou dans le flot de ses aventures. J'entrais, je sortais, je laissais mes habits à une branche, je m'envolais tout nu, je m'habillais chaudement pour arpenter les rues, me mettais calmement au piano ou laissais la vie entrer et sortir à petits sauts de la mine du crayon.
Souvent la nuit elle affluait – quand ce n'était pas le jour, avec la brusque arrivée des nouvelles de la guerre, des souffrances et des morts – affluait la réalité des menaces actées, de la vie prise à la gorge, de la nécessité du combat.

Il y avait cette besace, ce sac pansu de monsieur Nuit toujours à portée maintenant. J'étais rassuré de le savoir plein de toutes ces contradictions, le désespoir, le combat, la vie, la mort, l'oubli, la lucidité, il y avait tout cela ensemble qui vous balançait, confrontait tour à tour, comme le temps changeait, quand le ciel était devenu si noir dans la soirée, comme une bourse gonflée en dessus d'une étroite nappe de ciel limpide qui s'étendait sur l'horizon le laissant respirer paisible et quiet sous le monstre noir qui menaçait. Il s'était déchiré par endroits, suintait au loin, se déversait immobile dans la nappe claire qui se brouillait. Et la nuit était venue, silencieuse.

Les pointillements sur la page retournent doucement à la pensée.
Une voiture démarre. Une autre. Des jeunes enfants au coin de leur immeuble, en survêtement bleu clair, légèrement obèse, en survêtements noirs ou gris, disparaissent dans leurs jeux.
J'écris pour des oiseaux. Un petit couple de choucas, ce sont des amis, nous nous voyons plusieurs fois par jour, à l'angle d'un toit, sur un chapeau de cheminée, sur une antenne, au bord d'un autre toit, sur un pan de tuiles, tendrement proches l'un de l'autre, ou alignés parallèlement, sentinelles détendues, observateurs immobiles, patients, peut-être rêvant, s'envolant soudainement. Pour d'autres de mes amis oiseaux j'écris aussi. Ils sont nombreux, relativement, car un chat dans le quartier fait sa loi. Ils ne me lisent pas mais peu importe. J'écris comme ils se tiennent là, vivant notre temps de paix.
Ils m'offrent leur beauté, noire, luisante et douce. Je leur choisis ces mots en échange, les puisant dans le sac de monsieur Nuit, je prends sur le dessus, presque au hasard. Il y a des mots depuis la première aube de l'humanité, dans ce sac, des mots qui ont beaucoup servi déjà, beaucoup joué, beaucoup mûri, fané, grossi, maigri, diminué, augmenté, changé, combattu, pleuré, gagné, perdu, des mots à tout faire, à tout subir, à tout infliger dans les milliards de corps que nous sommes depuis des milliards d'années – avant d'être mots ils étaient bruits ou signes. J'écris pour les oiseaux avant de retomber moi-même dans le sac, redevenir objets picorés et souffle de vent. La page n'est qu'une image du passage de ma pensée. Des oiseaux y sont beaux. Heureux. Ces mots en sont un signe qui passe sur le fourmillement blanc du papier.

Zhou Gang, Echo, encre de Chine

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