Rivière dont je repêche de temps en temps une feuille pour la poser ici... rivière de papier... convoi de pages lâchées chaque jour, l'une après l'autre, rectangles blancs dans le courant portant les traces de mon crayon... qu'ai-je voulu dire de toi ?
Qu'ai-je voulu dire d'elle, qu'ai-je voulu lui dire ou peut-être lui répondre... lui rendre, très certainement, sachant que tous ces mots provenaient d'elle, qu'elle seule peut lire ce qu'ils sous-entendent, comprenant à la longue que je peux avoir son oreille comme je lui ai prêté la mienne.
Aussi imperceptibles que soient ces traces de crayon, ce que je lui dis est adopté, choyé, gardé éternellement, librement, sans fin emporté dans tous ses voyages. Monsieur Nuit, découvert un jour sur la rive, et devenu au gré des rencontres presque un vieil ami, me pousse du coude, me sort de son gilet des poignées de vase de tous langages, enguirlandées de lambeaux de phrases qui dégoulinent comme lorsque, enfants, nous jouons au sable mouillé sur la plage.
Je jouais à lui faire un journal, mais elle en revanche est un livre pour moi. Elle parle plusieurs langues, elle est dictionnaire, histoire, philosophie, hiéroglyphes, stèles, rubans et rouleaux, parchemins, tout ce sur quoi ou avec quoi on écrit, encre, peinture, craies et mines, pinceaux, plumes, cartons ou planches, grottes et tableaux, feuilles volantes, écailles des poissons, dos des tortues, écrans, draps, miroirs, elle a tout essayé, tout utilisé pour écrire, imprimer, transcrire et traduire, colorer, éclairer, projeter, enluminer, approfondir, sublimer, transposer, dupliquer, composer, décomposer, aligner, superposer, coucher, glacer, métalliser, tout fait miroiter, étalé, classé, listé, rimé et rythmé... J'apprends d'elle, je ne fais qu'apprendre... J'approfondis, je compare, je mets en lumière, je prolonge, je regarde, j'admire et m'émerveille sans répit, je l'abandonne toujours sans avoir terminé une phrase et longtemps après elle résonne encore en moi comme l'une ou l'autre de mes musiques préférées car elle en conserve toutes les partitions.
Olivier Debré, Bleu le soir à Royan, 1965, photo r.t
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