Qui suis-je ?



 Un piano roule des sons fruités dans une mer scintillante, lève des grandes bouffées colorées et soyeuses, puis croule perlant d'écumes, de sables, d'oiseaux, leurs grandes pattes vont courir sur la grève, puis par bandes s'envolent en lignes, en nuées, des pluies tambourinent sur les cordes, contre les peaux, sur les bois, soupirent dans les feuilles, retombent dans la mer. Quelqu'un joue, a fait naître ce rêve de ses mains.
Je vois la couverture d'un livre près de moi. Quelqu'un l'a écrit, l'a rempli de vie. 

Peut-être que je ne suis rien.

Je ne sais pas qui je suis, ai-je dit à l'auteur du livre. Pour savoir.
Tu le sauras bien assez tôt, me dit-il.

Monsieur Nuit, qui est bon camarade, m'a dit qu'on s'était déjà rencontrés dans un autre livre. Mais je ne m'en souviens pas. En tous cas dans celui-ci j'y suis bel et bien. Je suis le narrateur. Pour le moment.
J'aime bien travailler avec Nuit. On s'entend bien. Je l'attends. Dans un instant nous allons avoir une altercation avec Origine. Lui ne le sait pas encore. À sa leçon de piano. Le voici. Nuit est avec lui. Le gosse s’assoit au piano – enfin, ce n'est plus un gosse, loin de là – l'élève. Aussitôt je me range derrière lui. Il n'en voit rien. Il fait des gammes. Des octaves, qu'il essaie de faire à toute vitesse "salt peanuts, salt peanuts", un truc de Dizzy Gillespie. Il nous casse les oreilles. Nuit se marre et le fait trébucher. Rien qu'en lui mettant son grain de sel. Bien joué, monsieur Nuit ! Well done Ah Ah, je fais, comme dans un club enfumé de Harlem. On tape des mains. Origine rebondit. Bastard ! crie quelqu'un. Ce n'est pas dans le club, c'est un voisin de l'appartement. Tu casses les couilles ! Origine s'arrête. Monsieur Temps, qui état là, disparaît discrètement.
Mettez le casque ! je lui dis, en pointant la fiche à introduire dans la prise du piano numérique. Qui es-tu, toi ? il me fait, surpris. D'où viens-tu ? Je ne sais pas. Aucune idée, je lui réponds. Le petit garde, aussi mal fagoté ! lui souffle monsieur Nuit. Le petit garde du petit roi, c'est toi ! me crie monsieur Nuit, vas te rhabiller.
Je suis choqué. Monsieur Nuit ne m'a jamais parlé comme ça. Je me tâte, je me regarde. Je ne ressemble à rien. Trois bouts de chiffon sur un corps difforme. Mais d'où sors-tu ? s'exclame Origine en me toisant. Tu fais peine, on te donnerait des cacahuètes ! "Salt peanuts, salt peanuts !" je lui chante, soudain requinqué. C'est alors qu'il retombe sur son tabouret, il semble réfléchir.

Quant à moi, je vais sur Google... le petit garde du petit roi... je m'y perds, c'est une avalanche de publicités pour tous les usages et tous les goûts. Je vais fouiller dans la bibliothèque du compère Origine, et je trouve le petit livre où se cache le petit garde du petit roi. D'accord, c'est tout à fait moi. L'auteur du livre m'avait prévu. Je m'écroule à mon tour dans mon coin. Je pense à Origine, en souriant: je vais réfléchir.
Je suis chez un petit vieux, un original, qui apprend le piano. Il suit la méthode de Lang Lang pour les enfants. Il en est au troisième livret.

Peinture, Ichaka Sangare

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