Monsieur Manque


Il faudrait que je me crée un monsieur Manque. Je crois que c'est ce que je suis en train de faire, mine de rien, depuis quelques jours. Le voilà !
C'est tout à fait moi, celui-là. Il a mon gabarit, il ne me gêne pas aux entournures. Je nage dedans.
De bonheur je jette un coup d’œil par la fenêtre. Il y a ces deux beaux petits choucas à l'angle du toit voisin, deux petites boules noires que je connais bien. Toujours ensemble dans les parages, côte à côte comme spectateurs satisfaits, le plus souvent, ou serrées affectueusement, ou cherchant des endroits à explorer, comme des gamins, jouant à chat perché ou au bandit contre des tourterelles. Et je me suis dit : mais je suis monsieur Plein ! depuis longtemps, c'est ce que j'ai tant cherché à dire, tellement de bonheur m'emplit, me gonfle de beauté jusqu'à la folie, souvent, et entendre, de surcroît, déborder de musique, je suis monsieur Plein depuis longtemps, pas de doute ! Je vais avoir foule de ces messieurs, plus besoin de dieux, plus besoin de pères. Bien sûr, ce sont des hommes... je ne m'en excuse pas auprès des femmes, elles, ne m'ont jamais manqué, je suis encore blotti en elles, depuis toujours. Mais eux, quels tours de magie ne me suis-je pas joués pour qu'ils m'approchent, enfin... les uns après les autres. Monsieur Nuit, qui me jeta son sac de mots tout entier, sans discuter, et bientôt monsieur Temps, si près de moi, presque moi-même, à me révéler mon corps, comment le faire fonctionner, comment le vivre, danser, et les mots sont superflus... à quoi sert monsieur Nuit ? M'a-t-il seulement permis de rencontrer monsieur Temps...
Je ne sais pas à quel point monsieur Nuit me fait chair, à quel point il m'imprègne. Peut-être est-il ma consistance quand monsieur Temps est mon mouvement.
Je suis eux deux et j'apprends. Je ne veux pas d'autre bonheur que d'apprendre.

Peinture de Karel Appel

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