Mon corps et mes pensées


Inconfortablement installé dans ce livre, une demi-phrase après l'autre, quelques mots saisis au vol, je rassemble – comme l'oiseau qui construit son nid – la matière de ma toile – un peu araignée aussi – m'assurant la capacité de survivre dans ce milieu et si possible d'accomplir ma tâche – quelle est-elle, je vais le découvrir en la faisant. Je vois bien que c'est une sorte de traduction, d'interprétation, quelque chose parle et je dois m'efforcer de le capter et de me rendre lisible. Je ne sais pas si cela sera un chant, un récit, une épopée, quelle liberté je prendrai dans la composition.

Comme c'est triste d'être dans un livre ! Les pages sous les bras me serrent les côtes, leurs arêtes sont coupantes, les draps rigides où je suis couché tout fourmillant de mots qui me mangent, me démangent.
Bien sûr je suis aux premières loges des aventures, si je puis dire, c'est pire que cela, je ne suis plus spectateur du monde, mais traversé, embarqué. C'est ce que tu voulais, non ? 

Voilà, je suis venu dans le livre pour apprendre à vivre, pour me dresser, pop up! debout dans les pages!
Je vais sentir le vent du large, comme au temps de la petite enfance, comme avant d'être arrêté, séparé, frappé d'alignement. Je ne vais pas rester impassible, dévoré par les vers – ou la prose. Je m'expulse de là. Il me revient tant de souvenirs en un coup, toute une vie de souvenirs alignés à la queue leu leu au long des jours, quand rêvant au livre, languissant d'entrer dans les phrases, dans les mots pour parvenir au monde qui était devant moi et se refusait ! quand me laissais dévorer tout cru par les mots, quand creusant, fouillant, forant ma substance, me sacrifiais, à croire que je voulais dire "ceci est mon corps, ceci est mon sang". Le livre à faire me tenait donc lieu de foi, et la littérature de religion.

Me voilà sautant de la page, atterrissant sur le plancher de ma chambre. Je titube jusqu'au lavabo, je me frictionne de la tête aux pieds avec un filet d'eau froide et le savon d'Alep, pense aux villes martyres et aux habitants courageux. Je suis l'un d'eux, chanceux, très chanceux. Et conscient d'avoir tant de pensées au corps, je descends marcher, les libérer.

Affichage, Librairie Vent d'Ouest

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