Chanson


  Je les voyais à ma taille, et je jouais avec eux, le soleil, je le couchai au bout du chemin derrière la forêt, les montagnes, des osselets avec leurs bosses et leurs vallées, je les faisais sauter au ciel, les rattrapai sur le dos de ma main, les retournai, changeai la vallée en falaise, les billes, les carambolai comme des planètes, les lâchai dans les terriers d'ogres et de sorcières. J'avais l'univers pour jouer.
Je ne voyais aucun intérêt aux soldats de plomb et pas beaucoup non plus aux Indiens et aux cow-boys – qui étaient en plastique, sans aucune stabilité ni aucun poids. J'aimais le sable des champs, des bords de l'eau, les bambous, les flûtes et les marimbas. Je jouais avec tout, sauf les oiseaux qu'il fallait découper sur des planchettes pour compter plumes ou boyaux. Mais j'ai joué avec les maîtres d'école, leur blouse et leurs tableaux, leurs craies, leurs cris et leurs règles sur les doigts, j'ai joué avec les mouches, chassées et emprisonnées dans ma main. J'ai joué plus tard avec les filles, leur corps de sauterelles, avec les garçons les courses à la nage, les jeux de piste, l'escalade, les grimpées dans les arbres. Jusqu'aux études, aux métiers, aux premiers salaires, aux premières voitures, aux premières bouteilles, aux premiers enfants, aux premières femmes, aux classes d'école, aux scènes de théâtre. La vie n'a été que jeux, longtemps. Pour ne pas dire toujours, jusqu'à la mort de mes parents, jusqu'aux douleurs des séparations. Je n'ai pas grandi. Ou si peu. Maintenant, vieilli, je joue à écrire, à observer les oiseaux, à faire de la musique au piano.
Je reste à la taille des insectes, effrayé par les hommes. Des mots, que j'ai dans un grand sac, tenu par un gros nain sur son dos, éventré au bord de la rivière, dans les rues, jetés par-dessus les toits, c'est avec des mots que je joue, et des notes de musique, avec des bricolages de tableaux, parfois, et je fais de grandes promenades dans les rues autour de moi, me régale à voir, à respirer, et à danser. J'ai toujours en horreur les soldats, les policiers, les guerres. Je n'ai pas pu grandir en ce monde.

Ramasse tes affaires et suis-nous.
La voix du flic – et la pointe de son soulier – m'expulse d'un bout de rêve. Je cherche dans son regard ce que je suis pour lui. Pas un rat, non. Ce morceau de carton, moins d'un mètre carré de carton, que je prends avec moi, que je mets contre moi.
Marche devant.

En exergue, dessin de John Craxton, Cat & Snail, 1965

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