Je n'arrive pas à récupérer monsieur Temps. Comme s'il s'était complètement disloqué. Une main peut-être ici, le buste plus en arrière nageant, les membres éparpillés flottant peut-être ailleurs. Pourquoi l'ai-je laissé partir si loin de moi ? Est-ce son espace naturel, cette dislocation ?
Monsieur Temps est là pourtant, dans mon air environnant, je crois reconnaître son discret parfum d'embruns marins. J'essaie de me glisser dans cette onde transparente comme je vois faire le grand cyprès avec ses branches dansantes comme des ailes. Je me soulève pour marcher dans cette translucide atmosphère, cet air enveloppant qui nourrit la poussée infime de quelque chose, d'un affleurement, d'une sensibilité aux présences alentour, les arbres dans le ciel, les passants, les choses de la rue, les murs même, qui sont soudain le domaine de monsieur Temps et son œuvre immédiate et tout se libère infiniment. Des couleurs, des visages, des paroles, des silences, des rythmes, des chaleurs. La musique est là. Celle qui fut dans un temps rêvée, ou perdue, enfouie, enterrée, sous les sons mêmes parfois, qui la martelaient.
Cet homme-là, j'ai besoin de lui. Je me le suis créé à bon escient, il va sans dire. J'ai raccroché les wagons de mon train, retrouvé l'air et les nuages de mon enfance, le grand mouvement du ciel. C'est un espace plein d'accrocs, déchiré entre mots et musique, où vogue monsieur Temps. Je le suis maintenant, je fais de grandes enjambées ou de petits pas, de petits sauts. Des grandes pauses, où je regarde.
Mais c'étaient les bras qui me manquaient encore. Les bras, les mains et les doigts. Les épaules, le buste, les jambes, tout ce qui manquait à monsieur Temps était ce que je ne savais pas trouver en moi quand j'étais au piano. Il fallait jouer comme on marche, avec la même aisance, c'est ce qu'apprend l'enfant en quelques années, quand il est bien aidé. Il ne se retourne pas sur tous ces dons qui concourent à sa course en avant. Il regardera plus tard tout ce monde fantastique qui a marché avec lui.
Alberto Giacometti, 1947, Tate.
Commentaires
Enregistrer un commentaire