Mémoire de rivière


La rivière se rue comme un bison sous les arches du pont, contraignant son flot de chair presque noire à s'engloutir entre les piles de pierre, à toute vitesse, ce large amalgame compact de chair sauvage lancé en un flot épais, puissant, une lave vomissant sur les berges. Le monstre reptilien silencieux écrase les rives pentues, herbues, fleuries et arborées qui traversent la ville, y répand la poussée monumentale de pâte noire déféquée de ses entrailles. En surplomb, le spectateur effrontément confiant dans sa sécurité est subjugué par le rythme étourdissant et la rapidité du flot, l’œil ne peut fixer l'ondoiement de la surface sans chavirer. Le pas s'affermit pour confronter le naufrageur aveugle et sourd.
Je dois lutter pour traverser le pont, comme menacé d'une tempête, quoique le temps soit doux et serein, mais l'instabilité est logée quelque part, la fragilité profonde révélée par une brusque résurgence de peurs, de mythes, d'épouvantes qui s'amusent à secouer la quiétude, à vous hurler un imaginaire de violence... que vous aimez tant tenir à distance d'histoires, d'images, de musique ou de danse.
Le temps a des ailes. La terre sous les pas semble un oiseau. Ce tiède matin de novembre ouvre un ciel immense. Le parfum de l'instant glisse sur un ciel impressionniste. Dans un pastel anglais, un claquement de voile parvient d'une mer lointaine, des époques disparates affluent dans la lumière, des passants flottent soudain comme dans un tableau de Chagall, la tiédeur d'une bergerie, les bêlements, un chemin, le geste d'un grand-père.
Je franchis le pont, parmi la migration des passants, piétons, vélos, trottinettes, camionnettes, voitures et bus, poussettes et fauteuils mobiles. La rivière est au-dessous de nous, pâte fluide et déchaînée, compacte, silencieuse, noire de mémoire.

Wifredo Lam, 1939, Musée de Grenoble, photo r.t

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