The Fall, la tombée, ainsi que l'appellent les anglophones, elle n'est pas pressée de s'installer, ici, les arbres, pour la plupart, gardent leur feuillage vert et touffu, conservent leur goût de vivre en douceur. Les hommes ne s'en soucient guère, se fauchent, s'abattent, détruisent tout de leur vie, leurs enfants, leurs maisons, leurs souvenirs, leur avenir, rien ne compte que la mort et la souffrance, puisqu'on ne sait pas s'entendre sur la terre à partager, sur les profits de la grande prédation industrielle et parce qu'il faut bien utiliser les armes fabriquées pour ne pas s'entendre et ne pas avoir à partager.
L'automne c'était la saison de la rentrée des classes, des imperméables en caoutchouc à capuchon pointu.
Je me souviens des petites leçons de morale de chaque matin. Non pas de leur contenu précis mais de la douceur accueillante de ce panier de pensée aux couleurs du jour ou de la saison, ou même d'ailleurs, nourrissant ou attisant notre curiosité, grouillant parfois de corps ou de faces expressives, chargé d'énigmes. On nous avait mis tout naturellement et suivant notre besoin sur la voie de la philosophie, sans nous le dire... (mais si peu de temps ; bien vite on nous a asséchés et il a fallu patienter jusqu'à la fin du lycée pour avoir, au compte-gouttes, sous forme de pensum, l'accès à la philosophie, chasse gardée des savants).
L'école primaire, le temps des blouses grises, c'était l'école laïque, nous échappions, contrairement aux filles de "l'école libre" au serinage des prières et des bonnes pensées. Nos petites leçons de morale nous donnaient à réfléchir, nous les écoutions avec cette impression forte d'être pris pour des grands... (des valeurs masculines nous imprégnaient, mais l'époque était loin d'offrir le moindre recul, la moindre conscience de la question du genre — ce n'est qu'après le tournant de 1968 que cela commença à nous frapper.)
A la Toussaint c'était la saison des manteaux, qu'on se passait des grands aux petits. On sortait de la guerre — mais on n'en parlait pas aux enfants, partout on évitait d'en parler. La nature était réconfortante. C'était la saison de la chasse. L'industrie était prometteuse. On était entièrement tournés vers les bienfaits à venir, vers le monde nouveau à construire. On était bon-enfant... (aux dents longues, mais qui l'aurait dit ?)
Nous avons tenu la guerre à distance. Comme dans le déjeuner sur l'herbe, nous avons étalé à terre une grande couverture sur l'espace de l'Europe, et nous avons pu bientôt commencer les ripailles.
Les histoires se racontent à la pelle.
Chacun, nous sommes faits de feuilles mortes, par millions, mais les traumatismes de toutes les guerres nous rendent muets, nos feuilles ne tombent pas, n'exposent pas leurs couleurs mêlées, ou si peu. Elles s'étiolent plutôt dans nos cœurs et la guerre se révèle toujours là, en attente, en vigie mortifère, en pirate avec sa gueule hilare.
Il tombe des femmes, des hommes et des enfants, des maisons, des souvenirs et des avenirs s'il ne tombe pas de feuilles, ni d'histoires à se raconter. Les bulldozers, les machines de guerre déblaient plus vite, ne font pas dans le détail.
Albert Marquet, Le Havre
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