Histoires de mots


  Les mots il les cache dans son ventre. Ils sont tout petits comme des chatons. Comme des châtaignes dans le bois. Il a peut être envie de châtaignes, c'est l'automne, les marrons tombent à foison sur l'avenue. S'il rêve ce n'est pas avec les mots, ce sont des images et des sensations qui affluent. Les mots, chacun en a mais s'en sert bien différemment. Il vient de lire sur un banc au soleil les premières pages d'un livre de Mahmoud Darwich, sans rien y comprendre. Le soleil était bon en ce début d'après-midi d'octobre, chaud et clair il prenait toute la place dans le petit square à l'écart du carrefour, avec le vent du nord qui se levait, léger, juste pour laver le ciel de bleu. C'était presque une oasis, au bord du désert. Les paroles de Mahmoud Darwich étaient étranges, très étranges, aériennes, elles ne tenaient pas en main, elles s'évaporaient, elles faisaient des volutes et montaient dans le ciel. Elles glissaient entre les doigts comme des fleurs de papier qu'il lançait et qui se muaient en oiseaux avant de disparaître. Ou les cueillait dans le sable et les regardait s'épanouir à vue d’œil dans ses mains avant de disparaître aussi, dans le ciel. Les mots étaient destinés semble-t-il à l'ailleurs, au voyage, à rejoindre un lointain, un au-delà. Ils n'avaient pas d'autre sens ici, dans des phrases, seulement à se déployer et partir. "Présente absence" s'appelait le livre. Certains ont des mots pour se bagarrer, pour affirmer leur présence, pour se faire leur place au milieu des autres, face à eux, devant eux. Pour eux ce sont comme des armes. Quand tu vois un homme tu es sûr qu'il a ce bagage précieux, ses mots, enfermés en lui ou projetés tout autour, virevoltant ou fleurissant ou construisant l'espace, la voie ou le théâtre, dressant des murs. Il y a des bâtisseurs, des naufrageurs. Comment utilise-t-on cet apanage, ce bouquet, ce bagage bien spécifique avec lequel nous naissons ou presque, nous humains, sans lequel nous ne serions rien, sûrement... Mais comment ne pas se tromper, comment comprendre que ce n'est pas du tout le même jeu, les mêmes outils ni les mêmes intentions que nous avons tous.
Celui-là, qui vient de rentrer chez lui, de s'allonger sur le ventre sur son canapé parce qu'il s'endormait dehors dans le square au soleil près de Mahmoud Darwich, il vient de comprendre, son silence à lui, celui de ses mots, tout petits, dans son ventre et son rêve l'a emporté. Un autre jour, un autre lieu, il est allé visiter. Voyageur immobile. Et voilà que retrouvant le livre il le comprend aussi.

Peinture de Karel Appel

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