Journal


Hier soir j'ai touché la fin de Isak. J'étais en train de la pressentir quand elle m'a pris de court, achevant pour moi le geste que j'amorçais, et voulais garder en suspens.
Mais la musique s'achevait aussi. Le compositeur levait la main après avoir posé la dernière note au bord du silence : ce n'était pas la musique qui s'arrêtait – seulement la composition. Et le personnage restait tel qu'en lui-même, interdit.
Ce même soir – jamais cela n'était arrivé – des cigognes sont venues. Elles ont dormi dans le grand cèdre. Il n'y avait pas la place pour toutes, elle ont tranché rapidement. Certaines sont parties, l'une sur une antenne, d'autres ont tournoyé un peu, cherchant un gîte, qu'elles ont dû trouver plus loin. La nuit venant elles n'ont pas tardé à s'immobiliser, toute droites, sous un ciel magnifiquement étoilé baigné d'un peu de clarté lunaire et de quelque lueur de lampadaires, pas trop heureusement, la ville ayant réduit l'éclairage nocturne. Au lever du jour elles n'ont pas encore bougé quand les corbeaux, d'abord, fanfaronnant de toutes les couleurs de leur registre, puis les étourneaux, les tourterelles et les pigeons, les passereaux, se sont déchaînés allègrement mais paisiblement dans leurs vols qui laissaient le cèdre à petite distance. Les hautes cigognes toujours debout sur leur canopée lentement remuent, certaines déploient brièvement le large drapé noir et blanc de leurs ailes, on entend une courte séquence de percussion de bec, et c'est le temps du toilettage, placide, mesuré, les longues baguettes du bec, rosé dans le soleil levant déjà vif, glissent dans le plastron blanc, se cachent sous les ailes.
Le soleil est presque haut quand d'autres des grands oiseaux noir et blanc arrivent en planant gracieusement autour de l'arbre, se posent ou repartent sans impatience et bientôt, plus nombreux, arrivent en vagues successives, amples, puis l'arbre lentement prend son essor et c'est une fête dans le ciel.
Tandis que je regarde la troupe évoluer, danser avec une fantaisie qui n'appartient qu'à elle, faite de petits fleurissements, de désordres légers, de petits soulèvements de houle, glissando, diminuendo, qu'elles disparaissent au loin après avoir salué la ville entière, je sais que je viens de prendre là ma meilleure leçon. Elles n'ont pas dit un mot, même entre elles elles ne se sont pas parlé – ou très peu, juste le nécessaire – mais la leçon de savoir vivre ensemble est immense.

Dessin de Émile Antoine Bourdelle

Commentaires