Le petit jump


Monsieur Temps n'est pas derrière moi mais devant.
Comme par inadvertance, comme on glisse, il fait un petit jump en avant ou en arrière sur le piano.
Je l'éprouve, l'espace d'un instant, dans une lumineuse sensation. J'ose sentir l'aisance du jeu et la légèreté. Constate qu'il m'attend, qu'il est disposé à jouer avec moi. Et qu'il n'en est pas moins rassurant. 

Il vient volontiers quand j'ai besoin de lui, dans mon dos ou devant moi, dans l'air que je touche de la poitrine ou des doigts. Personnage aérien, transparent et animé, il m'évoque soudain ces corps sensibles superposés comme des sortes d'aura pour représenter un corps humain symbolique ou spirituel sur d'anciennes images indiennes ou chinoises... mais loin de ces schémas didactiques monsieur Temps n'est fait que de lumière et de légèreté. Aucune démonstration ne s'y accroche.

Nous avons traversé le pont sous le soleil généreux, presque écrasant des premières heures après-midi et, descendus sur le sentier demi ombragé, monsieur Temps et moi longeons la berge depuis un moment quand je m'aperçois que la rivière marche avec lui, du même pas, de son beau moutonnement bleu et régulier. Et partout, à mes côtés, du haut en bas, dans les arbres soudain mieux dessinés, pomponnés, dans le ciel, au sol, tout est en leurs mains, ils s'en font une beauté. Je ne suis pas exclu, je suis moi-même leur faune.

Je l'ai laissé faire. Il était dans mon corps. Il était mon corps, cette nuit.
Il s'est éveillé. Il a dansé. Il m'a conduit même jusqu'à ce papier. Il a tout exploré. Il s'est exploré lui-même, comme on se réveille. Comme on se douche, se redécouvre au matin. Comme une plante se déploie, s'étire, grandit dans l'air. Il m'a rappelé les chevaux que j'avais vus la veille, qui se sont approchés de moi, avec qui j'ai parlé, peau alezane, peau noire, suave et tendue au soleil, leurs longues queues drues et souples lorsque monsieur Temps s'est roulé, allongé, sur le sol de la maison, les sabots clairs, la fente de leur croupe, leur crinière lâchée sur le col, la ligne de leur dos, une petite chèvre aussi s'est approchée, compacte, ramassée dans sa dignité, sauvage, intime, maternelle.
Il m'a fait traverser la maison, m'a conduit vers le piano, montré l'espace du lieu comme une sculpture ouverte, comme le champ vallonné des chevaux qui longe le chemin de la rivière, elle, présente comme une autre jument immense, infinie, grise, bleue d'eau, sauvage et terrestre, lumineuse et aérienne.
Il m'a offert ce corps parmi les autres : le mien. Souple, tiède, nerveux et tendre, fleur comme la plante, fruit comme le cheval, pulpe et écorce, puissant lorsqu'il est parti à trotter devant moi, élégant spectacle qu'il me donnait, m'offrait pour un dialogue parmi le chant du monde.

Et dès le matin j'expérimente ce petit jump, ce petit frisson d'être juste à l'avant, juste un peu en avance. 

Lithographie et pochoir (procédé Jacomet) sur vélin d'arches d'après une huile sur papier de Picasso de 1946

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