Il est persuadé qu'il vit avec une déesse. Qu'il a la chance d'être le contemporain, le proche, l'ami d'une déesse. Comme peut-être, se dit-il, sans doute, elle sait qu'elle vit avec un dieu.
Une particularité, cependant (et même deux), ces dieux-là ne sont pas immortels : ils sont bien vivants, et comme tout ce qui vit pleinement, bien tenus par la mort.
La vie m'a choisi et je l'ai choisie aussi. Pourtant tout se fait malgré moi. Dans mon dos. Et la mort est devant. La vie me protège et la mort me menace. Pourtant je vais vers elle, vers la menace, emportant avec moi mon protecteur, mon ange gardien. L'autre un jour viendra d'en face, de très loin, fondra sur moi, inexorablement. Mon daïmon, mon désir caché, mon double, mon passage. Il me l'a dit en rêve, il ne m'en a pas fait mystère. Il me l'a fait jouer, en vrai, jusqu'au dernier instant — enfant encore, dès que j'ai su voir et comprendre. Je ne suis monsieur Philosophe qu'en apparence, que pseudo-philosophe : monsieur le raisonneur, plutôt, monsieur le temporisateur qui appuie sur le frein et fait tous les détours possibles. Je suis le compagnon de route qui porte les bagages, installe le bivouac, fait la cuisine. Je suis le Sganarelle et le Sancho Pança, le seul à pouvoir dire des choses utiles. Sinon vous, les exaltés, vous mourez à l'instant-même de naître.
— Mais vous m'exaspérez, philosophe !
avec votre barbe, et vos lenteurs.
Il a une petite clé de jouet à ressort dans le dos, que j'ai découverte un jour où son immobilité m'intriguait, je passai mes mains devant ses yeux ouverts comme un ciel clair et j'ai vu qu'il dormait, ou plutôt qu'il était hors service. Depuis, je le laisse se dévider, faire ses tours enchanteurs de jouet mécanique jusqu'à épuisement et je le fourre dans le sac.
J'ai un tout autre rapport avec monsieur Nuit. Ce n'est pas des bras qu'il a, comme Morphée, ce sont des jambes. Il me les ouvre et je m'y glisse sans même m'en apercevoir. Et là tout est permis à mon animal nocturne, même en plein jour.
Il est comme une mère pour moi, il me fait renaître à chaque fois, avec un nouveau médaillon autour du cou, une nouvelle bénédiction. Pour parler le latin d'église : une langue maternelle fraîche et renouvelée, bene diction. C'est une fleur de chair, ma langue maternelle, je lui fais des enfants autant qu'elle m'en fait.
Elle se déguise en monsieur Nuit, en fringant costume noir et nœud papillon et je reconnais ses grands yeux et sa bouche de femme. Ses jambes ne s'ouvrent pas mais il y a une fleur en étoile à découvrir quelque part dans le secret et l'imprévu.
Voilà, le monde des dieux dans sa réalité est aussi simple, aussi grand, aussi beau et nouveau qu'avant comme dit le singe balayeur de Jacques.
Dessin de Pierre Bonnard, Daphnis et Chloé, héliogravure pour l'édition A. Vollard, 1902
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