Le goût de la vie


Monsieur Temps retrousse ses manches, ses jambes de pantalon, il part à grandes enjambées. Il a peut-être un chapeau sur la tête, percé pour laisser passer deux grandes oreilles de chèvre, pointues, marron, lisses de poils drus et soyeux — peut-être (je n'ai pas eu le temps de le voir, il marche vite, ses jambes franchissent en un instant les montagnes et les lacs, les routes et les villages, tout ce qu'il trouve sur son passage). Monsieur Temps me fait signe et il passe, il va voir ailleurs, il se consacre à tout, et à tous. Il envoie des cartes postales, oui, bien sûr — Ici Istanbul, ici l’Himalaya, ici la Grande Ourse ou le fond de l'océan.
Le temps est un enfant qui joue, il fait sauter des osselets ici sur sa main, il fait chanter les balafons là et danser les pintades. On ne s'ennuie pas avec lui.
Il s'arrête longtemps auprès d'une enfant qui tape un caillou sur un morceau de bois. C'est sa pierre à graver, un gros éclat de galet bleu qu'elle a trouvé au bord de l'eau. Elle tape partout avec, sur des troncs d'arbre, sur des bâtons, sur le sol, elle grave sa marque. La pierre s'émousse et laisse parfois une petite poussière qui se mêle à la gravure. Elle se fait un chemin pendant que ses parents ne la surveillent pas. C'est comme ça qu'elle aussi rencontre Monsieur Temps, il est penché sur elle, tout attentif à ce qu'elle fait. Elle sent le goût de sa présence. Le goût de la vie.
Puis ils partent, chacun de son côté, ils ont le monde pour eux, il s'enfile dans le bruit des cigales, elle dans sa collection de graines.

Peinture de Kees Van Dongen, 1913


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