Monsieur Temps

Je sors du piano. Je retire lentement les bras de ces grandes manches fleuries et parfumées où je ne veux pas laisser trace de ma maladresse de bois raide.
J'ai besoin de laisser faire le temps. Comme si j'avais peur de tout gâcher.

Monsieur Temps ! Je me résous à l'appeler ainsi. Et aussitôt il me donne la main. « Donne la main », disait-on dans mon enfance, car ce n'était pas tendre la main, serrer la main, non, plus simplement, plus entièrement : la donner ; et on ne vous la gardait pas, ce n'était pas une main de chair et de doigts, c'était un don qui passait d'une main à l'autre et n'était pas repris, la main qui se retirait l'abandonnait tout entier dans l'autre main. On y sentait la taille, l'épaisseur, le poids, la rudesse et la tendresse, la fermeté et même le rêve, de ces mains qui se donnaient. On sentait la main d'adulte, la main d'enfant, la main d'homme ou de femme. On sentait l'intelligence ou le savoir, l'habileté, l'expérience, et même la famille, les amis, la société de ces mains. C'était là ce qu'elles donnaient.

Je le sentis tout d'un coup dans le geste de monsieur Temps. J'étais en train de servir le thé, et je n'étais plus seul. La chaleur de toutes ces présences m'était confiée, sans façons, de ce côté de la main qui sert.
Monsieur Temps était parti. Nous avions fait connaissance. 

Sculpture de André Derain

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