Comme Montaigne sur son cheval retrouvant chaque matin son assiette, dans ce monde où tout branle continument, moi qui n'ai pas de cheval, ou plutôt qui ne l'ai pas retrouvé après ma chute – mais ne serait-ce pas qu'il s'est cassé, éparpillé comme Osiris et qu'il a donné naissance à tous ces êtres, à toutes ces constellations qui font ma voûte céleste et ma galaxie, même – les constellations sont des configurations si lointaines dans le temps que je ne cherche en rien à y retrouver quelque chose. Elles sont mon fil d'Ariane, non pour retourner un jour en arrière, mais pour n'être jamais perdu, quoi qu'il arrive, jamais abandonné, ni même dans la mort.
Ce matin je cherchais à situer le vieil ami Jacques. Où était-il en moi ? comment ?
Je l'ai mis dans une cabane, au bord de la rivière, un jour. Je le sortais de ma vieille machine à écrire Remington, à touches comme des boutons de vareuse de la guerre napoléonienne (le III), cerclés de métal, articulés de phalanges de métal, c'est de là qu'il sortait sur la grève, comme entre les roseaux un échassier sortant à découvert, presque du ventre de sa mère mais déjà grand, comme un poulain. Je ne savais pas quoi faire de lui mais je tenais à son amitié, déjà. Nous admirions le jour ensemble. Comme aujourd'hui j'admire une belle femme, grande, haute, à la chevelure noire, au corps galbé de fruits de liane, pulpeux et bruns, une lune solaire. Je suis comme j'étais, ne sachant pas quoi faire qu'admirer. Ainsi est Jacques, le témoin, le miroir de mon enfance. J'ai trouvé sa place – comme Montaigne son assiette – je ne suis pas assis, je ne remonte pas à cheval, mais je connais le cahot de la marche. Le Jacques m'accompagne, la Grande Ourse me coiffe, ma casquette de nuit. Le soleil m’ébouriffe et me lave. Je sais où j'en suis – réduit à ma plus simple expression. J'ai quitté hier monsieur Philosophe après que nous ayons disputé une partie de pelote.
Des pelotes de mots, des balles de mots, quand ce ne sont pas des sacs, voilà ce que nous nous lançons et relançons, plus haut, plus fort, plus vite, et posons en équilibre, superposons, distribuons, arcboutons, montons et démontons, à nous éblouir d'approcher la vérité, à nous assommer, à frôler la matière solide. Derrière ces jeux, y avons-nous bien pris garde, il y a, comme derrière les cartes à jouer, les jeux d'échec ou de dames, comme derrière les pions et les dés, il y a des reines, des rois, des fous, des soldats, des cavaliers, des cœurs pris ou à prendre, il y a les passions, les désirs, les calculs... et toute l'abstraction d'homme que cherche à fabriquer le philosophe sans le savoir retombe comme une marionnette géante incapable de dominer le monde, de régner sur la cité, ni même de diriger son navire. Alors nous laissons tomber, nous nous taisons finalement, laissant là les idées se décanter, comme dans des chaudrons les herbes cueillies qui serviront à la teinture (des habits de monsieur Jacques, toujours avide de parures renouvelées) ou au soin de la terre. Nous faisons confiance à la terre, car c'est elle notre seule chance de repos, ici et maintenant. Et puis, nous nous mettons à chanter, à fredonner une musique, sans mots, jusqu'à la nuit.
Peinture de Francis Bacon, 1968
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