L'heur


 

Monsieur Nuit est profondément endormi dans les tuiles rouges, cramoisies, du toit d'en face. Rien ne le réveillera – il fait corps avec les tuiles, avec cette chaleur, avec ce jour. C'est un long toit qui pèse de tout son poids qu'il a choisi pour sa retraite du jour. Il aurait pu prendre les rochers, plus haut, qui se découpent dans le soleil, plus longs sans doute, compte-tenu de la perspective, mais cachés à un bout par les toits, là où les falaises sont le plus découpées, et mangés en haut, ici et là, par l'ombre des nuages blancs occupée à les brouter.
Il faut dire qu'il s'installe au meilleur endroit pour un moment de connivence... avec moi. Il me rassure, si l'on veut. Il doit savoir que son amitié m'est précieuse. Il me tranquillise. Avec ça, je supporte ma folie – ou plutôt, je la vis pleinement. Je plonge dans les feuilles de papyrus qui m'appellent, oiseaux verts qui chantent et dansent en portant la vie de tous les corps noyés dans leurs ailes, dans la pulpe caressante de leurs aisselles entremêlées, dans la nonchalance de leurs langues qui se délient et se creusent sous la coulée de la lumière. Ici, la vie de nos morts se partage et se boit, ici les mots ont de nouveau un sens, et les formes des élans et des grâces de pinceaux d'artistes. Les pointes dressées, les courbes infléchies, soulevées, et c'est un bouquet de sens au corps que vous entrez dans l'air que le merle, du sommet du cèdre, anime d'un concert fruité, gourmand et contagieux dans tout le ciel de la ville, interminable et qui passe le relais pourtant – comme par un mouvement du temps – aux martinets, aux tourterelles, au trafic de la rue, un homme qui sifflote, des gens qui s'interpellent, des pigeons qui roucoulent, bientôt un autre chant de merle, d'autres gens qui se parlent. C'est une autre heure du soir, un autre heur, les sons, les mots, les pensées prennent un autre tour. Le crayon sur le papier a su entrer en harmonie. On peut reconnaître là le rêve de monsieur Nuit. Tandis que tous les fils d'une journée se sont rejoints... se sont raccrochés à hier et à demain.

Peinture de Karel Appel

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