Excès de présence

 


 Je suis assis en face de grands jets d'eau sur une place oblongue entourée de grands bancs de bois derrière lesquels des arbres, des arbustes, des bosquets fleuris font un rideau ajouré devant les bâtiments, les rues, les parkings de cet espace central de la ville, autrefois "Champ de Mars" et devenu une sorte d'oasis, très aérée, ouverte aux piétons, aux promeneurs, aux trottinettes, vélos et skate-boards, aux poussettes, aux jeux des enfants, aux couples chahuteurs d'adolescents, aux lecteurs comme moi. Mais ce qui m'interroge le plus – et me bouleverse, je dois dire – c'est – et toujours, c'est cela – l'excès de présence d'une beauté expressive de tout, dans le mouvement des personnes, des choses, des oiseaux, dans tout ce que l'on peut voir de formes, de couleurs, entendre de musicalité sortant des choses, des corps, de leurs relations et de leur désir, et se répandant dans l'espace. Et tout change, se remplace en permanence, ajoutant d'autres beautés à la beauté, sans relâche, partout où l'on regarde, où l'on écoute, où l'on tourne son attention.
A chaque instant c'est l'infini d'une création en délire qui nous déborde.
Et c'est cela qui m'étonne, comment cette abondance peut-elle être, faire de nous, assis sur le banc le peintre des pigeons jetés maintenant dans l'herbe comme une poignée de dés éparpillés, s'arrondissant et frétillant au soleil, le peintre ou le photographe du fleurissement rouge et orangé d'une robe et des vêtements d'enfants tout soudain au milieu du banc d'en face, le cinéaste du passage majestueux de deux grands oiseaux, l'un blanc, l'autre noir, dans le même cadre du ciel, l'auditeur ou le musicien au cœur d'un orchestre avec fontaine et cloches, le confident d'une fratrie de petits moineaux venant jouer tout près de mon épaule.
Emporté par une danse qui ne saurait s'arrêter, je pourrais être au bord de la folie, comme cet homme à l'instant qui avance à pas rebondis et des grands gestes de bras, enlève son T-shirt et, torse nu, pourchasse de cette voile blanche tous les pigeons qu'il aperçoit sur les pelouses. Je pense à Héraclite, au flot qui tout emporte, aux musiques de transe, au "feu toujours vivant".
Et je rouvre les yeux sur un petit papillon bleu qui volette en silence. Mon livre, que j'ai fermé tout à l'heure en me disant : Quel étonnant prodige que cette histoire d'ailleurs que je viens de lire prenne place dans l'immense présent d'ici telle une vie qui s'ouvre et se ferme d'un geste comme un papillon ouvre et referme ses ailes.

Photo Jun Kim

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