De nous tous


 Le journal de la rivière : bleu partout.
Quelquefois, je sens que c'est la musique qui tient mon crayon. Je n'ai qu'à suivre, docilement. Elle tient la baguette, je n'ai qu'à jouer ma partie, consciencieusement. Je n'exécute qu'une petite part de l’œuvre, mais les lecteurs entendront l'ensemble.
J'ai dit quelquefois mais je crois que c'est toujours, sans que je m'en rende compte. Voilà la place de la musique en moi – très intérieure. Elle se réveille et elle prend la baguette, d'autorité. Je n'ai qu'à rejoindre mon pupitre – en presse ! – laisser là le sommeil, la rêverie, les casseroles, tout laisser pour le papier-crayon. Je prends ma place entre les martinets, les tourterelles, les voitures, la répétition a commencé, on avance, tous en accord, on n'entend que les sons, avec leur couleur d'image, leurs mouvements, leur dramaturgie, les silences, si pleins – attention ! Au temps pour moi. On reprend. J'ose mon solo, ma phrase, tout déboule, ce qui se tâtonnait dans ma pensée, dans mon idée, dans mon cœur, c'est là à me courir par le corps, par les doigts, par les lèvres et je n'oublie pas de respirer, je tiens l'asphyxie à distance. Une phrase naît, s'épanouit et meurt, c'est ainsi que Matisse évoquait la ligne, qu'il faut respecter de sa naissance à sa disparition. Je suis en résonance avec les voitures du trafic qui ne cesse, ses vagues enflent et décroissent, ponctuées d'oiseaux, ostinato. La clameur du travail. Les cuivres dominent, la mine rougie, le geste sûr, le verbe haut, mais je connais l’œuvre, maintenant, beaucoup mieux, et la place de chacun pour qu'on avance. L’œuvre s'écrit maintenant, même si elle a déjà été préparée quelque part, autrement, c'est maintenant qu'elle se fait, maintenant que nous jouons. Le chef veut nous faire rester dans son idée, plus ou moins – selon les jours. Mais la musique vit de nous tous.

Aquarelle de Fairfield Porter

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