Le rêve est indispensable


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à la guerre, c'est-à-dire à l'armée.
Où l'on voit de jeunes hommes, transformés avec une rapidité stupéfiante en soldats virils, grossiers, agressifs et frustrés, on peut ainsi imaginer la puissance réelle de cette institution.
On reconnait l'image du Minotaure à qui l'on fournit son contingent de chair juvénile pour la sauvegarde provisoire de l'ensemble de la société. Le mythe a de quoi nous paraître enfantin et presque doux, nous faire rêver, car le rêve est indispensable. Le roman est le nouveau format du mythe. À sa place dans les livres, les médias et les institutions, la poésie de la cruauté permet à la cruauté réelle de s'exercer. Comme toute bonne religion, elle fait face à la dissonance cognitive.

 Et quatre jours plus tard encore, il (le brigadier) se tenait debout, accoté de l’épaule au montant de la porte grande ouverte d’un wagon de marchandises, le jockey resté avec les chevaux de l’escouade dans celui, en queue du train, où ils avaient été embarqués, le juif accroupi à son côté sur le plancher, les jambes repliées, adossé à la paroi du wagon, silencieux, jetant de temps à autre un coup d’œil à l’extérieur à travers les jambes du brigadier et les bustes des quatre ou cinq cavaliers assis les jambes pendantes dans le vide et qui, depuis le matin, depuis que le train roulait, n’avaient cessé de crier et de chanter, apostrophant les paysans dans les champs (le train ne roulait pas beaucoup plus vite qu’un cheval au galop), les employés du chemin de fer, les filles et les gens qui les regardaient, immobilisés aux passages à niveau ou sur les quais des gares traversées, brandissant des bou­teilles et sinon véritablement ivres s’enivrant, s’étourdissant de leurs chants et de leurs cris. Comme si, en l’espace de quatre jours (les quatre jours qu’ils avaient passés, cantonnés dans le village aux vergers parsemés de prunes invendues, à toucher leurs équipements et leurs armes, se réhabituer aux commandements et aux chevaux), les paisibles et craintifs cultiva­teurs ou les paisibles employés de magasin qui étaient docilement venus s’agglutiner à la grille de l’usine à gaz avec à la main leurs petites valises, comme les rescapés de quelque désastre, de quelque cataclysme cosmique, parlant bas, soucieux et jetant autour d’eux des regards inquiets, avaient, en revêtant l’uniforme et en bouclant leurs éperons, revêtu en même temps comme une sorte d’anonyme et viril déguisement à l’abri duquel se donnaient maintenant libre cours une agressive fureur, une agressive  rancœur, défiant ce monde qui moins d’une semaine auparavant était encore le leur et qui maintenant les excluait, les condamnait, les transportait ni plus ni moins que des bestiaux vers quelque inéluctable destin de bestiaux contre lequel ils élevaient sous forme de grossièretés et de chants obscènes une ultime et impuissante protestation.

Claude Simon, L'Acacia, Les Éditions de Minuit, 1989 

Picasso, Minotaure, 1933

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