Points de vue


 3 novembre, fin d'après-midi

      Je suis sur Saturne, en compagnie d'Yves Citton. ("Imaginons la surface de la Terre vue depuis Saturne" – dit-il – "à l'aide d'un télescope surpuissant permettant non seulement d'observer les mouvements des corps humains jusqu'à l'intérieur de leurs maisons, mais aussi de les enregistrer et de passer à l'accéléré leurs évolutions au fil des siècles. Par grandes masses, chaque jour, on les voit aller aux champs, dans des usines ou dans des bureaux, prendre des transports en commun, monter dans des voitures qui s'agglutinent dans des bouchons. On croit comprendre que ces mouvements sont induits en eux par des nécessités fonctionnelles : produire de la nourriture, des habits, des outils, des compétences nécessaires au renouvellement de leur subsistance.
Depuis le 18e siècle, on remarque qu'une certaine proportion d'entre eux, d'abord minime mais croissante au point de devenir bientôt majoritaire, reste presque immobile en gardant les yeux fixés sur des feuilles de papier ou des écrans luminescents. Certains se livrent à cette inactivité apparente seulement le soir ou le week-end, à la suite de leur journée de mouvements productifs, mais d'autres, de plus en plus nombreux, s'y livrent presque tout le temps, au point qu'on a de la peine à discerner quand leur immobilité a une fonction productive ou quand elle constitue un délassement extérieur au travail. On discerne bien chez eux des micro-mouvements qui affectent très subtilement les feuilles de papier ou les écrans qu'ils ont sous les yeux, et qui laissent penser qu'il s'agit effectivement d'une contribution apportée aux collaborations productives. Mais, depuis le 20e siècle, on voit aussi se multiplier divers appareils dans lesquels ils semblent parler puis, plus récemment encore, faire des gestes, et qui paraissent les mettre en communication les uns avec les autres, toujours plus vite et à travers des distances toujours plus étendues.")
Je vois le nuage dense et épais de messages, de sons et d'images circulant autour de la Terre et recouvrant presque totalement la surface des zones habitées. J'entends Hartmut Rosa de façon fugitive, il me dit quelque chose quelque part, j'ouvre un espace tranquille à cette pensée d'une fenêtre dans un bout d'été encore bien ensoleillé sur un rivage marin. Et d'un bond je sors et marche d'un pas rapide à travers la ville jusqu'à la médiathèque où je rencontre Martine Mélin avec qui nous parlons longuement de certaines de nos activités présentes ou passées en attrapant des fils, des lignes, comme Rimbaud de fenêtre à fenêtre, d'étoile à étoile et dansons un moment sur les cordes. Je trouve les livres de Hartmut Rosa que j'étais venu chercher et je repars, suivi de l’œil par le télescope de Yves sur Saturne. Il me laisse la place sur l’œilleton et changeant la mise au point je plonge à l'intérieur d'un neurone humain, surprenant ce que j'imagine être la trace d'un "objet petit a" en migration à ces profondeurs et m'interrogeant sur la liberté je remonte à mi-distance, m'installe en face du livre ouvert d'Yves Citton "Pour une écologie de l'attention", je prends un papier crayon pour faire une petite note de blog dessinant un instant de cet instant de rencontre de hasard et de liberté, quels visages, quelles couleurs, quelle forme, quelle odeur, quelle sensation corporelle prend-il ?

Photographie de Thami Benkirane

Commentaires

  1. Vivement les portes spatio-temporelles que l'on puisse enfin changer d'époque, de continent et monter au septième ciel ! Merci pour le partage!

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    1. En attendant continuons à faire nos repérages dans les interstices de ce bas monde, cher Thami !

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