Les deux pigeons


 

   Je ne plaide pas la protection des corbeaux en ville. Ici, c'est peine perdue. On détruit les nids sans vergogne, après avoir essayé l'effarouchement, l'attaque de prédateurs, comme on euthanasie les pigeons. Ici, l'automobile rend leur présence indésirable. La civilisation humaine devient incompatible, à terme, avec toute forme de vie sauvage. Lancerais-je sous le ciel en passant mon cri de cromorne ou ma gorge s'échouerait-elle sur un son de clarinette basse, les oiseaux n'ont pas besoin de moi, mais sans eux j'aurais peine à survivre.
Survivre : ce sera le premier mot que je mettrai à mon ouvrage. Je commencerai à croiser ces brins d'osier coupés de ces vieux arbres le long de la rivière, et que j'ai mis à tremper des semaines encore. Ce sont eux qui me disent la durée et c'est bien les seuls avec quoi je veux construire (ce que je n'aurai pas à déconstruire ni à reconstruire comme une aveugle fatalité.) On me dit : l'homme sait se libérer de la dépendance à la nature, c'est ce qui le distingue des animaux. Moi je reste englué dans la nature, faute d'avoir imaginé de plus grands et plus beaux horizons.
Lorsque j'ai rencontré John Berger, dans ses livres, il m'a fait connaître "les survivants" — c'est-à-dire les paysans de la montagne —, ils sont comme les corbeaux, comme les buses, comme les campagnols et les chamois, bien décidés à survivre. Comme eux je suis tombé d'un fruit, ou éclos, ou sorti au monde, dans l'étonnement et le désir, comme sur le sable le scarabée, avec un continent à explorer qui grandit chaque jour. Tandis que mes forces se réduisent, que ma réalité même s'amenuise.
"Que faites-vous ?" me demande un vieil homme, ou un gamin, ou une dame, venant s'asseoir près de moi sur le banc, voyant mon carnet dans le désordre des papiers pliés, colorés et entrecroisés. Mais la question n'est pas posée — et je continue, avec eux, proche enfin comme sont les corbeaux les uns des autres, mais pas trop — à tresser ces paniers qui sauront porter tout ou rien, tant de visible et d'invisible qu'il sera nécessaire de porter, de transporter, de laisser et de reprendre.

Des pigeons grattent sur le zinc de ma toiture. J'ouvre la fenêtre, nous sommes devenus familiers, la mère me laisse regarder ses deux petits, ils semblent près de pouvoir s'envoler maintenant, la petite tête arrondie s'agitant de curiosité, le bec pointu, ils ressemblent beaucoup à leur mère.

 Elmer Bischoff, country room, 1957

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