Quelque temps plus tard — après Chagall ou la longue lettre au fils — un livre plein et mystérieux m'était arrivé des mains d'Isabelle Pouchin. Il évoquait Momus.
Momus, c'est le dieu qui pose des questions impertinentes, qui se moque, celui qui inquiète et qui part vagabonder dans des terres inconnues. Il voit ce qu'il ne faut pas voir — j'aime l'imaginer, à l'instar d'Ulysse, inspiré de la mètis grecque.
Momus ou les confidences d'un père, sera son titre.
Là encore, un père tente le dialogue avec son fils — un dialogue au-delà du possible, car l'homme ne comprend pas son fils, il ne se comprend pas lui-même, il se heurte à tant de limites, il lui faudrait une inspiration qui le sauve du désastre... est-ce un dieu ou un daimon qui alors le soulève... franchissant son espace sous les traits et le corps féminin ?
Plein et mystérieux, ce livre l'est à la mesure de ce personnage de père, il est effectivement, comme prédisait Momus devant la statuette d'argile qui devait servir aux dieux de prototype pour la création de l'homme : insondable voire incontrôlable, il faudrait ouvrir une fenêtre sur son visage. Un extrait :
Moi, je ne me bats plus, si je me suis battu un jour.
Je préfère le simple ensevelissement ; celui de la vie contemplative.
Par exemple, installé à un guéridon, sur la terrasse d’un salon de thé
ou d’une brasserie, je me laisse porter par le passage, la foule. Tout
ce monde, toute cette presse… plus ou moins martiale, plus ou moins
lunaire.
Et le moineau qui picore, et l’enfant qui trottine. Ou le rayon de soleil qui gicle sur un verre. Le verre pullule.
Moi, je reste dans cette sidération-là des choses. Tout en savourant un
café. Puis au revoir, au revoir : j’ai consenti que je ne possède rien ;
je me suis fait à l’idée d’un lent effeuillement.
De même que j’observe les étudiants qui déambulent devant mon stand, avec beaucoup de plaisir et de détachement. Je m’abandonne à leur pesée d’hommes ; j’oublie la mienne, je flotte. J’écoute de loin, comme en rêve, leurs paroles. J’entr’aperçois Elsa qui ferraille aussi dur que Claire « Ouais, ouais, ils décrocheront leurs diplômes, et puis ?! Ils se feront avoir de toute façon ; on est tous trompés d’abord ; quoi qu’on fasse ! Il faut que ça pète, Pierre, il faut une nouvelle révolution, je vous dis. On est trop dociles, trop gentils ; qu’est-ce qu’on attend ! Regardez-les, ces étudiants, Pierre, regardez-les »
Ah, les lendemains meilleurs… Peut-être…
Moi, je reste dans la chair des choses, des objets.
Quand le crépuscule tombe, quand la nuit y va de sa griffe bleu indigo
sur la vitre, là, c’est presque ça. Une chance que mon stand donne à
main gauche sur une immense baie vitrée, avec vue imprenable sur le
ciel. Heureusement que j’ai la fenêtre, moi, pacifiée, la corolle de
couleurs.
Puis quand la nuit est tombée, qu’un goudron a damé le ciel, qu’il n’y a plus un seul morceau de nuage à observer, pas même un dernier dépôt gris, quand la fenêtre a bu tout ce cirage, il me suffit de tourner la tête pour regarder les étudiantes qui passent devant mon comptoir : la plupart coquettes, maquillées ; jolies musaraignes, hop, hop ; c’en est presque fini des questionnements.
Isabelle Pouchin, Momus ou les confidences d'un père, éditions Gaspard Nocturne, 2019
Photographie Antonio Palmerini.
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