J'ai montré, dans "le phimosis" en particulier, ces obstacles qui se dressent sur le chantier de vivre et la façon dont on peut peiner à les surmonter, les contourner ou les charger sur son dos. Un des obstacles les plus tenaces, les plus difficiles à vaincre, paradoxalement, a été cet objet primordial, presque mythique, le berceau. D'aussi loin que je m'en souvienne, il m'apparaît nimbé de grâce, de poésie, de magie. Je lui dois un des moments d'extase d'enfant feuilletant le dictionnaire illustré avec la découverte du tableau de Berthe Morisot et ses voiles transparents. C'est aussi un des derniers objets que j'aie senti investi d'un reste d'archaïque vénération familiale : le berceau dit alsacien en osier qu'on garnissait d'une nouvelle fraîche parure de coton à chaque naissance, c'est ce réservoir de contes sur lequel se sont penchées les fées pendant des siècles ou des millénaires, jusqu'à ce dernier conte de Nacer Khémir qui m'a tant fait rire : mon grand-père était dans le berceau, il a voulu allumer sa pipe et une quinte de toux terrible a failli l'étouffer, cours vite chez la voisine m'a dit ma mère et rapporte une cuillère d'huile d'olive et un jaune d’œuf pour soulager la gorge de grand-père, la voisine habitait à quelque distance et quand je suis revenu toujours en courant avec la cuillère d'huile dans une main et l’œuf dans l'autre, je trébuchai sur le dos d'une pierre, l’œuf tomba, il en sortit un magnifique coq qui alla aussitôt se percher sur la colline, je courus pour tenter de le rattraper, mais je laisse là l'histoire pour revenir auprès du berceau où un autre aussi attend que je parle de lui, ce même objet que je redécouvre ces derniers jours à la faveur d'une promenade près de chez moi au coin d'une rue avec ces mots, doux et révélateurs qui me soulagent d'un envoûtement de toute une vie :
"l'écriture est un berceau".
D'un
autre côté la science, l'éthologie, mais aussi la biologie et la
neurobiologie humaines nous apprennent que notre espèce est parmi les
plus longues à parvenir à l'état véritablement adulte, ce que montre
aussi la psychanalyse, l'enfance peut même ne jamais parvenir à se muer
en l'état adulte. J'ai l'image de Kafka, dans La Métamorphose,
régressant bien plus loin encore.
L'art de raconter, de peindre, de
dessiner, l'art tout simplement de voir envahit les rues sous toutes les
formes, se répand dans tous les espaces, les interstices extérieurs et
intérieurs, voilà notre monde, monde de la créativité où le berceau a sa
place de havre, beau comme un croissant de lune. Certains jours vous
avez les yeux à voir, certains jours vous êtes artiste.
Ce jour-là
j'étais sorti avec mon carnet de croquis dans l'espoir de parvenir à
dessiner des feuilles de figuier que j'avais repérées, quand, parvenu à
cet angle de rue, je trouvai l'arbre délesté de sa belle envergure, de
ses grandes feuilles qui béaient au-dessus du trottoir, tout avait été
coupé, le tas encore parfumé déjà se mourait au coin de la rue, c'est
dans cet aller-retour que j'ai trouvé ce beau berceau, ou plutôt cette
belle phrase qui s'est mise à chantonner en moi en répandant dans mon
corps la forme semi-ovale qui me libérait.
Pourquoi fais-tu sécher tes écritures ?
demande
Hector à Maria dans une nouvelle de Sarah Wells, et je vois l'image des
grandes feuilles que le soir dore dans le grenier où le soleil pénètre
par de grandes lucarnes.
« À quatorze heures pile quand Hector faisait sa sieste, Maria montait au grenier. Elle se dirigeait vers l'étendage où séchaient sur des fils, au moyen de pinces à linge, de grandes feuilles d'écriture. Elle les retournait selon les besoins, les déplaçait, en rangeait quelques unes de sur la pile. »
Berthe Morisot, le berceau
Sarah Wells, extrait de L'oiseau-chacal
René Thibaud, Le Phimosis, in Le son de choses
Edgar Morin, Esthétique généralisée, en référence à "ce beau berceau, ou plutôt cette
belle phrase"
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