Des croquis de vies

 


 Le parfum du tilleul flotte maintenant dans la cuisine, c'est une petite nappe invisible de blondeur qui s'étire dans l'air partagé. Comme à l'intérieur d'une cellule vivante les mitochondries, comme entre les murs d'un palais le frou-frou des robes longues. Le crayon au papier murmure, les yeux le plus souvent fermés pour s'inclure dans la large vision, l'étendre, d'aujourd'hui à hier, d'une rive à l'autre, du son de cailloux roulés qu'avait la rivière un jour de fraîche lumière, aux clignements des trembles, très haut dans le ciel bleu. Des notes blanches de nuages. Un jour d'enfance.
Un long nuage gris clair silencieux comme un poisson avance à peine, tout d'un bloc. Bateau immobile du temps, que le pinceau laisse derrière lui en aquarelle, au-dessus de l'horizon.

Le soleil balaye la rue où les gens dansent. Beaucoup sans le savoir, aspirés par un souffle d'air, par un geste, par un regard, par une pensée, qui se pose sur un nuage ou court la campagne. John Coltrane très inspiré joue My favourite things. Très longtemps. Pourrait ne jamais finir. La musique se saisit aux cornes, comme Europe enfourche le taureau du tableau de Vallotton. Ou entre progressivement, des doigts sur le clavier. D'un souffle dans les roseaux. Le mouvement des bras, des épaules, le ventre. Seule l'enfance savait cela déjà, musicienne, inventée des dieux.

En rentrant c'est comme une autre vie qui a pris place. En rouvrant les yeux face à la fenêtre dans le plein soleil d'un long jour d'été précoce, sur la petite plateforme de cheminée, deux palombes se prélassent après avoir amoureusement copulé, on le devine, connaissant leurs habitudes, leurs affinités pour cette sellette bien exposée, de dimension parfaite pour leurs pas-de-deux, leurs becquetées gourmandes, leurs coïts consentants, vifs et tendres à la fois.
Puis c'est un long régal d'écoute. Quelque part un oiseau glousse une note après l'autre, avec une tranquillité d'horloge, reléguant en rumeur de fond le bruit des rues alentour. Un sifflement faible et suraigu, fin comme une herbe, prend le relais, à intervalles plus espacés. Tout semble se taire pour l'écouter, pour faire place au petit prodige musical si discret. Soudain surgit un solo de merle époustouflant au point qu'on en cherche l'auteur, le découvrant sur un toit. Il sautille jusqu'au faîte et reprend de plus belle sa partition géniale. Puis des voix éraillées de corbeaux, des gazouillis de passereaux et toutes sortes de bruits viennent de concert. Les martinets font ensuite leur entrée et tiendront la scène sans doute jusqu'à la nuit.

Martinets zigzaguent entre les toits, farandolent dans le ciel des rues. Les petits fuseaux noirs soyeux glissent contre les toits de tuiles rouges, enchantent les jours d'été. Vous laissent étonnés de bonheur. Ce n'est pas un cadeau du hasard, des circonstances, du cycle des saisons. Ce bonheur leur est dû. Ils viennent chaque année.

Ce matin ils batifolent calmement entre les maisons et les rues. Ils ont l'air de nageurs et, sans doute, l'air est pour eux comme une mer. Leurs cris suraigus comme le chant des baleines. Revenus de leur mystérieuse nuit dans les hauteurs, ils coulent maintenant entre les maisons, caressant les façades et les toits en sifflant au passage, ils vont s'excitant, décuplant leur vitesse, surpassant leurs prouesses. Puis il se sèchent au ciel bleu, frétillent des ailes et se laissent planer dans le courant.
Comme les feuilles qui s'éparpillent, où sont notés des petits messages ou des croquis de vies.

Peinture de Félix Vallotton

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