Je dois encore apprendre à lire, se dit-il. Bien sûr, depuis près de sept décennies qu'il lisait tous les jours il avait acquis une certaine pratique. La lecture lui avait apporté bien des bagages, ouvert des routes et offert des compagnonnages. Mais il lui semblait maintenant ne pas savoir encore comment mettre parfaitement ses pas dans ceux de l'écrivant. Épouser pleinement le rythme de l'écriture. Comme le musicien fait naître la musique en l'interprétant. Sans décalage, sans copie. Ainsi qu'en respirant nous créons la vie.
Lorsque tu lis tu recrées le livre, en effet.
Ta lecture lui redonne vie, il se réanime, il reprend tout son processus de vie, depuis le début. Il naît, il fait ses premiers pas, il reprend son chemin. Mais plus encore que cela, car il n'y a pas de vie dans un livre fermé, tu ne peux lui faire de bouche-à-bouche, un massage cardiaque, lui brancher un respirateur. Tu fais beaucoup plus, c'est toi même, ta vie que tu lui offres, toutes tes pensées, tes émotions, tes angoisses, tes joies. Ta respiration, le battement de ton cœur. C'est de cela désormais qu'il vivra.
Ne lui mesure pas tes forces, tes finesses, tes faiblesses. Regarde le pianiste. Comment pourrait-il devenir musique sans cela, comment pourrait-elle, la violoncelliste, la chanteuse ? Elle incorpore la musique, comme tu vas incorporer le livre. Sauf si tu le fais du bout des doigts, du bout des lèvres, faisant juste sursauter les phrases, défiler des mannequins, ou des paysages.
Tu liras aussi avec tes rêves et avec tes hantises, avec tes amis, tes amours, avec ta jalousie et tes mensonges, avec ton ignorance et tes croyances. Tu ne seras jamais seul, mais toujours peuplé et surpeuplé d'ici et d'ailleurs, d'aujourd'hui et d'hier. Lire alors ne sera pas différent de marcher dans la rue.
L'air du dimanche après-midi est fleuri de voix d'enfants, de sons de fête familiale en liberté sur une terrasse ou s'échappant de fenêtres ouvertes, emportés par le soleil. On entend le passage d'un train au loin, le pépiement des moineaux, et dans le ciel bleu à l'horizon se promène un convoi de cumulus nonchalants gonflés de lumière.
Un livre respire avec moi, se repose quand je le repose, se remet en route quand je reprends ma place à son bord. Il m'arrivait de prendre le train presque uniquement pour ce temps de lire — et d'écrire — qu'il me procurait. Mais en vérité je suis en voyage ici même où je me trouve. Le défilement du paysage est permanent. Le monde entier passe-t-il devant moi comme devant le sage du conte qui se tenait au bord d'un fleuve dans l'attente de voir passer son père... ou est-ce moi qui file à travers l'univers ?
C'est un livre de Aharon Appelfeld dans lequel j'ai pris place, où j'en suis à me sentir son invité, près d'une fenêtre ouverte sur mon propre présent, alors qu'approchent les dernières pages, commençant à frémir au titre qui, au premier abord, ne m'avait pas séduit :
Des jours d'une stupéfiante clarté.
Celui qui apprend à lire courait dans la phrase sans retard. Sans prolonger le silence. Écoutant la ligne qui naît, s'épanouit, s'épuise et meurt : pensant se rappeler ces mots de Matisse.
Un livre est une vie. Il prend naissance, il se déploie, il meurt. Mais il ne disparaît pas. Il se manifeste ailleurs. Il prend naissance, il se déploie, chapitre après chapitre — chaque chapitre est une saison, ou une année, une récolte, une intempérie. Il y a des coups de tonnerre, des brusques fanfares, des retournements.
Mais il y a des ponts. Dans un livre il y a toujours un chemin, d'un bout à l'autre.
Mais ce livre-là, comme les autres, c'est la guerre. C'est de la guerre qu'il s'est créé. "Comme les autres" parce que je crois que les livres de Aharon Appelfeld sont un seul et même livre, dans des vies différentes.
Parfois les phrases restaient des phrases. Je ne les avais pas suffisamment soulevées pour qu'elles se blottissent dans le livre. Le livre est frileux, craintif, s'il n'a pas toutes ses phrases il refuse de s'envoler.
La guerre l'encorde entre ses pieux profondément plantés. Comme une chèvre décharnée, haletant faiblement. Soudain les nuages disparaissent et la laissent gambader dans la prairie refleurie. Le génie d'un livre appartient à la montagne et à la mer, aux chemins et aux sources. Tu ne peux pas le contenir, tu dois seulement le rejoindre. Tu arrives toujours après la guerre. Le livre c'est toujours Plus jamais ça. La musique est à la merci de la guerre.
Livre ouvert, les dernières lignes d'un chapitre on l'air d'oiseaux en route sur la page encore claire.
Le soleil dans mon dos, le matin tout empli de voix.
le merle mélodieux ou la fauvette s'échappe et s'installe en soliste au-devant des moineaux, du bruit des avions, des voitures et des bleus silences soudains. Tout afflue, s'engouffre, se disperse — et moi-même — dans la nourriture du livre.
les mots en deviennent plus vifs. Ils sont gorgés de lumière.
Oserai-je avouer que je me suis aidé des tourterelles aux ailes grinçantes, des merles intrépides, des moineaux piaffant, pour apprendre à lire ?
— De quoi aviez-vous peur ?
— De l'autre. De l'autre du livre.
— Vous étiez jaloux de lui.
— Peut-être.
— Une vie est plus grande que le livre. Il faut grandir.
Une fille de seize ans hurle sur son frère qui tarde à lui laisser le scooter. La fauvette commente. Ou le pinson. Je ne sais pas où ils sont, dans le tilleul ou sur les toits. Ils ont beaucoup à dire, longtemps. Et les moineaux aussi. De même que les corneilles. La musique ne vient pas de nulle part. Il fait si beau. Les toits ont éclairci leur rouge. Il y a place pour des grondements brefs, comme des crapauds, dans des mares de silence bleu — pour une femme qui passe, sur le trottoir, une mélodie précautionneuse dans sa silhouette.
Henri Matisse, Nu bleu aux bas verts, 1952
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