Je n'avais jamais regardé ma main. Comme je dirais que j'ai entendu le merle, ou le rossignol, ou les fauvettes, que je les ai vues même, quittant un arbre pour un autre comme dit Jacques Prévert. Ma main je ne l'avais jamais regardée avec mes yeux d'enfant, ceux qui ont vu la main de mon grand-père, sans qu'ils en aient gardé l'image mais je sais qu'ils l'ont vue. Ils ont considéré des entrelacs de veines montagneuses, des taches de son, des chemins desséchés où ruissellent des lézards noyés de sable, recouverts de l'algue translucide de l'âge. Maintenant je peux en percevoir la vie, ces petites palpitations inopinées de grenouille qui soulèvent furtivement un nerf ou une veinule, ce réseau de rides transversales souple et fin comme le pétale de lys que ma mère sortait délicatement du bocal d'alcool pour le laisser se coller sur la peau brûlée ou meurtrie par la blessure. Elle nous offrait aussi des décalcomanies qu'on apprenait à appliquer sur une feuille de papier, ou tout autre support si l'on osait. Les yeux d'enfants savaient s'émerveiller, ils n'en n'avaient pas peur – mais oh l'horrible expression : elle n'a pas froid aux yeux ! les yeux si tièdes dans leur eau protectrice, sous leurs paupières. Je crois qu'on appelait une œillère le petit godet de verre bleu, lourd et sombre comme une grotte, dans lequel on mettait quelques gouttes d'eau de rose pour se baigner l’œil agressé par une impureté - il se rince l’œil, encore une expression dont je n'ai compris la malignité que plus tard quand pousse le jeune homme, se met à distance l'émerveillement de l'enfance – l'émerveillement comme l'effroi, dans lequel on baignait.
Mais voilà, à l'âge où mon grand-père mourut après plus de sept décennies, je regarde ma main comme j'avais vu la sienne. Il était là, il sentait le tabac, il avait une douceur rugueuse, boisée, nuageuse comme le blanc des cumulus qui touchait ses cheveux, acidulée – de ce mot que j'ai découvert par la suite et que j'ai aimé, de plus en plus, l'associant maintenant à une boîte de fer-blanc qui tient dans la paume et qui enferme sous son couvercle une poudre d'anis parfumé, ou des chiques, ou du tabac à priser, des bonbons ployés dans une cellophane bruissante et colorée.
Ma main est là, comme grand-père avait la sienne, certainement très différente car c'était une main de paysan, large et rompue au manche des outils, à la poussière des champs, l'ardeur du soleil et la brûlure du froid, mais c'est la mienne maintenant, posée sur la feuille, que je regarde. Toute la distance se dit dans ce mot. On ne garde pas la main qui nous est donnée, ni celle qu'on vous donne. Re, c'est sur cette syllabe que je vais rester, celle que j'ai tant raclée, tout petit enfant, m'efforçant à dire mon prénom d'un seul trait sans y parvenir, R,R,R,R... ené, répétant peut-être ainsi les ratés d'une naissance difficile, que sauvèrent, je crois, des volées de claques dans les reins, ou bien imitant déjà, sans le savoir, les grattements joueurs que font certains oiseaux dans l'attaque ou la finale de leurs vocalises. Je rêverais, si ma mort s'annonçait difficile elle aussi, qu'une sage-femme, ou homme, ait l'idée de me battre ainsi comme linge pour me faire franchir le passage.
Afro (Basaldella), 1946
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